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Grégorien sans faute ? Problématique d’une restauration
Par Damien Poisblaud
Publication en ligne le 23 décembre 2020
Résumé
It seems natural to us to search for the authentic form of Gregorian chant, as it is thought to have become corrupted over the centuries. But can restoring the melodies of this corpus be reduced to finding its original form free of all error? Indeed, what can we know about melodies that have been written only after several centuries of practice? How can we detect the original version when we know that there was no "composition" in the modern sense? A set of traditional vocal practices constitutes the cradle of Gregorian chant, and a return to these vocal practices may well be the key to rediscovering this chant in all its original purity and strength.
Il paraît naturel de rechercher la forme authentique du chant grégorien, tant on pense qu’il s’est corrompu au fil des siècles. Mais restaurer les mélodies de ce corpus peut-il se réduire à en retrouver la forme originelle exempte de toute erreur ? Que pouvons-nous savoir en effet de mélodies qui n’ont été écrites qu’après plusieurs siècles de pratique ? Comment déceler la version originale quand on sait qu’il n’y a pas eu « composition » au sens moderne ? Un ensemble de pratiques vocales traditionnelles constitue le berceau du grégorien et le retour à ces pratiques vocales pourrait bien être la clef qui permette de retrouver ce chant dans toute sa pureté et sa force premières.
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Texte intégral
1Il peut sembler naturel à des chercheurs de devoir restaurer dans sa forme originelle un chant plus que millénaire, ballotté à travers les siècles au gré des réformes et des évolutions de toutes sortes. L’intérêt de notre culture pour les formes du passé, même s’il s’accompagne – et peut-être parce qu’il s’accompagne – d’un irrésistible attrait pour les formes qu’on imagine être celles du futur, fait partie du décor intellectuel de l’Occident. Le moindre caillou, le moindre bout de papyrus a droit à tous nos égards et aboutit souvent, tel quel, dans nos musées, sous haute protection, en principe pour l’éternité. Notre réflexe d’exactitude archéologique résiste plus fort aujourd’hui qu’hier et nous porte à reconsidérer la façon dont on doit aborder notre grégorien plus que millénaire. Nos musiques baroque et renaissante ont connu elles aussi leur période de restauration, leur période de retour à l’authentique, à l’original, à l’originel. Un large public apprécie aujourd’hui la redécouverte de ce qui s’est fait, de ce qui s’est chanté il y a plus de mille ans dans nos églises, églises dont on s’est par ailleurs souvent attaché à retrouver l’aspect d’origine longtemps caché sous les oripeaux de l’histoire. Même si c’est parfois par simple attirance pour l’exotique, il nous faut aujourd’hui la forme originelle, pure, exempte de toute faute, la version originale.
2On affiche, il est vrai, dans certains milieux où se pratique le chant grégorien, une certaine indifférence, voire une méfiance à l’égard de toute démarche « archéologisante ». On juge cette approche au moins inutile, estimant que « la volonté de refaire avec une exactitude millimétrée ce qui se faisait il y a 1000 ans n'est pas forcément idéale » : qu’importe si on ne chante pas comme au Moyen Âge puisque l’essentiel est de prier, nous dit-on ! Bien sûr, on dit « prier » comme on imagine qu’il soit possible de prier, prier comme on se pense soi-même priant. D’un point de vue esthétique, on croit ainsi devoir éviter la « tentation » archéologique et on préfère laisser aller le répertoire grégorien au gré de l’histoire, le laisser épouser les possibilités et les goûts du temps. C’est d’ailleurs plus ou moins ce qui s’est fait au cours des siècles, et ce en dépit d’intentions maintes fois affichées de se tenir au plus près du chant de Grégoire. La restauration initiée par les moines de Solesmes à la fin du xixe siècle s’inscrit, au moins dans l’intention, dans cette vaste mouvance du retour à l’authentique. Pourtant le résultat de ce gigantesque chantier confère à cette restauration un statut un peu particulier : tout en prétendant revenir au chant de saint Grégoire (cela reste – redevient ? – un idéal), s’est forgé presque de toute pièce un nouveau style de chant d’où, par exemple, ont été exclus délibérément tous les ornements consignés dans les premiers manuscrits et où le style vocal affiche une autonomie totale par rapport à toutes les traditions de chant chrétien. Il est un fait que le style de chant dit « solesmien » ne ressemble à aucune des traditions orales du bassin méditerranéen, ce qui rend bien difficile, pour qui veut suivre à la lettre les premières sources manuscrites, d’y établir un lien rigoureux entre l’écrit et l’oral. À ce titre, on peut supposer que ce nouveau style d’exécution n’a sans doute pas grand-chose à voir avec les usages cantoraux du Moyen Âge.
3Donc, restauration, peut-être, mais en même temps reprise complète d’un style, de toute une manière de chanter et d’un rapport aux manuscrits anciens. Mais, gommer dans l’exécution les ornements vocaux que l’on s’attache par ailleurs à restituer scrupuleusement dans l’écriture ne risquait-il pas de devenir un jour une contradiction embarrassante ? La restauration du chant grégorien, loin d’être une évidence, engage au contraire des choix, des postulats, des visées et répond à des attentes.
Pourquoi restaurer le grégorien ?
4L’idée qui sous-tend toute restauration est que la forme originelle est la mieux à même d’exprimer l’intention première et le génie fondateur. On suppose donc que l’intention fondatrice est une et qu’elle est qualitativement indépassable (dans son genre). Ceci explique pourquoi les traditions ne se sentent menacées que par la perte. Tout écart observé par rapport aux données initiales y est perçu comme une dégradation. Donc l’idée d’évolution comme dynamique constructive est ici toute relative et ne se conçoit que dans une culture de type progressiste. Dans toute culture de type traditionnel, ce qui est à craindre c’est la perte de l’enseignement du maître, c’est que le maître n’ait pas été vraiment compris. Si l’excellence de la forme se trouve nécessairement d’abord chez le maître (sinon il ne serait pas un maître !), retrouver la forme originelle ne pourra se faire sans chercher à comprendre d’abord le maître. La pureté de la forme en découle. Le problème, c’est que pour le chant grégorien, nous n’avons de maîtres que des manuscrits qui ont mille ans et dont on sait finalement assez peu de choses. La question est donc pour nous de savoir ce que ces manuscrits traduisent de l’intention première du grégorien. Qu’en attendait-on au juste ? Les préoccupations liturgiques et théologiques sont bien sûr présentes chez nombre d’auteurs du Moyen Âge relativement au chant d’église. Mais on peut penser que les chantres qui ont forgé notre chant grégorien dans nos églises connaissaient aussi la nature et le sens des procédés oratoires et musicaux auxquels ils avaient recours.
5Que savons-nous aujourd’hui de ces procédés et de leur fonction ? Que nous reste-t-il de la connaissance de l’effet produit par les intervalles d’un mode, quand nous pratiquons un tempérament résolument égal et que nous nous contentons d’une intonation souvent très approximative ? Que nous reste-t-il de la connaissance des rythmes oratoires prosodiques ou métriques quand même notre poésie ignore presque tout du mètre ? Que nous reste-t-il de ces savoirs qui permettaient aux chantres d’improviser de manière savante les pièces qui font notre émerveillement encore aujourd’hui ? On prête à Mozart d’avoir déclaré être prêt à céder toute son œuvre pour avoir l’honneur d’écrire une préface grégorienne...
Que restaurer ?
6Restaurer une musique, est-ce restaurer un morceau de musique dans sa matérialité ou bien retrouver un univers et restaurer une fonction ? Que restaure-t-on quand on restaure une pièce de grégorien ? On a vu que pour la musique baroque par exemple, restaurer la matérialité des mélodies ne suffisait pas : les mélodies étaient toutes presque entièrement écrites, mais il fallait changer l’interprétation. On attendait de cette nouvelle interprétation qu’elle ravive la compréhension de la musique elle-même. L’identification du style, telle une clef de lecture, est donc une composante essentielle dans l’entreprise de restauration. La forme n’est jamais totalement indépendante de son contenu.
Quels critères peut-on retenir pour établir une version sans faute ?
Le critère du nombre
7On suppose que ce qui a été chanté partout et toujours peut être regardé comme une référence. Mais la plupart du temps, les chants présentent des variantes entre les régions ou entre les époques. Ce qui s’est chanté partout à un moment donné constitue-t-il une référence ? Ce qui s’est chanté en un lieu donné depuis toujours constitue-t-il une référence ? Par certains côtés, l’unité diachronique peut paraître plus forte que l’unité synchronique, mais les usages locaux ont aussi leurs limites et la préférence devra toujours être circonstanciée.
Pas de version originale
8Concernant le chant grégorien, il paraît difficile de parler de version originale au sens où on l’entend habituellement pour des compositions musicales plus récentes, car, précisément, il n’y a pas eu de composition. L’inspiration traditionnelle est un souffle qui se réchauffe en passant sur les habitudes d’une culture vivante, qui épouse les contours d’une pratique. Cette pratique a toujours un caractère d’évidence, elle paraît aller de soi : c’est comme ça qu’on fait, c’est comme ça que ça se fait. Il est donc inutile de rechercher un original qui serait à la source comme la première copie d’une partition. Des consignes ont pu circuler parmi les chantres et les pièces sont nées un peu partout. C’est pourquoi, lorsqu’on cherche à observer la naissance d’une pièce, elle apparaît toujours plus ou moins comme déjà là, installée depuis on ne sait exactement combien de temps.
Version de référence
9S’il n’y a pas de version originale, en revanche, on peut dire qu’il y a pour chaque pièce une version de référence, qui est directement issue des usages traditionnels, ceux habituellement pratiqués par les chantres. Ce sont ces usages bien établis au xe siècle qui nous ont été légués par les manuscrits. Le lien du manuscrit avec la « version référente » est donc un lien à la fois rigoureux et souple. Rigoureux en raison des exigences qui découlent des procédés oratoires traditionnels des chantres, souple parce qu’il appartient à quelque chose de vivant qui n’est pas figé (cf. les chants épiques des bergers dans les Alpes dinariques). Il peut donc apparaître des variantes matérielles qui ne sont pourtant pas forcément à considérer comme des fautes. Dans ce cas, ce qui importe, ce n’est donc pas tant de chercher à déceler les éventuelles fautes du copiste que de retrouver l’art de chanter ces mots avec le style utilisé traditionnellement par le chantre qui a servi de référence au copiste.
Le critère de la facture
10A priori – et a posteriori – le chant grégorien est un chant de facture très savante et très élaborée. Il est sans aucun doute issu de chantres aguerris possédant parfaitement leur art. On pourra donc considérer les éventuelles aberrations comme des fautes. Mais il convient de rester prudent et modeste dans ce jugement. Aurait-on idée par exemple de juger comme une faute telle ou telle proportion dans les volumes d’une église romane, au motif qu’elle ne correspond à aucune autre église ou qu’elle ne répond plus aux critères actuels de construction ? La faute ne serait-elle pas quelquefois déjà un peu dans le regard que nous portons sur nos manuscrits ? Ce que nous ne savons pas, c’est le niveau auquel est pensée cette cohérence : des choses peuvent nous paraître irrégulières alors qu’elles paraissaient normales aux chantres ou aux copistes. On sait que la musique était mise en lien avec le cosmos, que les harmonies musicales étaient considérées comme des reflets de l’harmonie du monde. À chaque célébration, on chantait avec les anges (Trisagion-Sanctus) ! Aujourd’hui, notre cosmos est totalement muet et les harmonies qui autrefois le rendaient à la fois transparent et intelligible ne sont plus que des constructions mentales et sans consistance.
11Par ailleurs, nous ne connaissons pas non plus le niveau de science des chantres qui ont guidé les copistes : étaient-ils encore de fidèles témoins de la grande tradition de chant ou avaient-ils déjà perdu un peu de la science de leurs aînés ? On peut en effet savoir chanter une pièce correctement mais ne plus savoir pourquoi elle se chante ainsi. Les anciens, eux, le savaient sûrement car leur art était un art d’improvisation, improvisation qui se faisait selon des règles bien précises (cf. le Dabtara chez les Coptes d’Éthiopie. Il connaît parfaitement la liturgie et apprend tous les chants par cœur. La musique est certes écrite mais indéchiffrable sans un maître).
Le geste vocal comme critère ultime.
12Les copistes étaient sans doute chanteurs eux-mêmes, en tout cas très proches d’eux. On peut donc penser qu’ils ont consigné des sons chantables et qu’ils comprenaient parfaitement ce qui se passait à l’intérieur du chantre. Je suis porté à croire que ce qui, dans les manuscrits, ne vient pas naturellement dans la voix peut être regardé comme une « faute ». Le problème est évidemment de savoir ce qui peut venir naturellement dans la voix d’un chantre traditionnel, vu que nos modèles à nous sont presque exclusivement issus du bel canto. Dans les Cahiers d’ethnomusicologie, Ankica Petrović raconte cette expérience :
Lorsque nous avons fait écouter un enregistrement sur bande magnétique de l’aria de Cho-Cho-San de « Madame Butterfly » de Puccini à un groupe de jeunes filles d’un village de la région de Visočica (près de Sarajevo), celles-ci ont tourné en ridicule l’interprétation vocale. D’après elles, la mélodie n’était même pas belle, et l’interprète la « beuglait » (c’est pourtant le piano qui domine l’aria en question). Il est intéressant de noter que ces mêmes jeunes filles pratiquent une forme de chant à intensité dynamique exagérée, qu’elles considèrent pourtant comme une manière de chanter fort cultivée. En fait, le registre aigu de l’aria en question, inconnu dans leur pratique vocale, leur répugne, parce qu’elles le jugent « braillard »1.
13Bien sûr, des erreurs d’appréciation de la part des copistes sont toujours possibles, surtout devant la complexité de certaines formules. Il faut bien se dire qu’avant eux, il n’existe aucune représentation graphique des mélodies : ils ont inventé l’écriture du geste vocal. Face à certaines mélodies, on les imagine parfois hésiter, car l’usage ancien de tel chant pouvait ne pas entrer dans les catégories récentes imposées par l’écriture naissante. Prenons par exemple le verset 3 de l’Offertoire Benedictus es de la Quinquagésime. Les copistes sont manifestement embarrassés pour rendre compte d’une mélodie qui semble inclassable dans les catégories modales habituelles. L’enchaînement avec le verset précédent diverge d’un manuscrit à l’autre ; celui de Saint-Yrieix2 semble plus cohérent, à ceci près qu’il se trompe certainement de guidon en fin de ligne. Il fallait bien savoir où écrire et quoi écrire, dans quel mode et sur quelle ligne. D’où la nécessité, pour assurer l’intelligibilité et la cohérence du tout, de systématiser, théoriser ce qui jadis se contentait peut-être de jaillir d’un savoir-faire ancestral. Les hésitations apparaîtront souvent non pas individuellement, mais collectivement (on voit en effet peu de corrections de la main des copistes). Chacun pensait sans doute avoir transcrit la vraie mélodie, celle qu’il avait entendue en tout cas, mais les divergences montrent que tout le monde n’était pas d’accord sur cette même mélodie, à commencer peut-être par les chantres eux-mêmes. Que penser par exemple de la restitution par le Graduale novum3 de l’introït Populus meus du 2e dimanche de l’Avent ? L’apparition d’un do dièse après l’intonation en quinte laisse perplexe. Y a-t-il fautes de copistes (au pluriel) ou une impossibilité réelle de faire entrer cette intonation dans le cadre théorique général ?
14Par conséquent, comment discerner aujourd’hui ce qui est fautif ? Où est la référence ? Du côté de la classification ou du côté du savoir-faire de l’improvisateur ? Il semble donc bien difficile d’évaluer la fiabilité d’un manuscrit, de définir quelle est la version de référence, tant qu’on ne connaît pas les usages qui étaient de mise dans ces improvisations savantes. Il est bien sûr toujours gratifiant de se dire que l’on chante une pièce dans sa version originale. Mais là, précisément, il n’y a pas de version initiale dont toutes les autres ne seraient que des copies : il y a des usages, dont les copistes tentent de systématiser la forme. On voit que le souci de rationalité peut devenir obsédant au point de faire oublier que le plus important serait sans doute de comprendre quelles étaient les règles d’improvisation des chantres et d’imaginer ce qui pouvait sortir de leurs poitrines. On peut imaginer qu’il était demandé sur certains mots une intonation type, un certain geste vocal (une quarte, une quinte, un unisson ?), mais cette intonation pouvait être diversement exécutée ou retranscrite, selon les usages locaux. On sait de toute façon qu’aucune règle ne permet d’établir de manière systématique un traitement du texte selon des modes fixes, aucune formule ne semble s’imposer sur tel ou tel mot. On peut avoir le mot Deus par exemple chanté de façon monosyllabique alors que la conjonction et peut se voir affublée d’un long mélisme. Du figuralisme explicite, on en trouve certes, mais c’est souvent à un deuxième ou troisième degré que s’établit ce rapport entre texte et musique. L’allure générale d’un chant, son imprégnation par un certain esprit seront généralement les seuls points d’appui stables du chantre. Comme si le chant avait une face intérieure, qu’on ne voit qu’en transparence mais qui soutient tout l’ensemble et ouvre une porte sur le Mystère.
Notes
1 Ankica Petrović, « Les techniques du chant villageois dans les Alpes dinariques (Yougoslavie) », Cahiers d’ethnomusicologie [En ligne], 4 | 1991.
2 Paris, BnF, latin 903, fol. 31v-32.
3 Graduale novum, Ratisbonne et Vatican, Con Brio et Libreria editrice Vaticana, tome I.
Pour citer ce document
Quelques mots à propos de : Damien Poisblaud
Damien Poisblaud rejoint en 1996 l'ensemble Organum. En 2000 il dirige le projet européen Codex Calixtinus. Avec son ensemble Les Chantres du Thoronet, il crée un festival et entreprend une série d'enregistrements. Il intervient dans le cadre du GREAM, enseigne au CIMM et au département de musicologie de Montpellier. Il est connu pour ses travaux sur l’interprétation du chant grégorien en lien avec les traditions orales et vient d’enregistrer son neuvième disque.
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