Les concepts d’erreur ou de faute en critique textuelle

Par Frédéric Duval
Publication en ligne le 15 octobre 2020

Résumé

Textual criticism has made error central for the method which aims to trace back from the preserved witnesses to a textual state closer to the original. Whether the editor directs his research towards a textual state preserved by a given document or towards the lost original, it is still important to locate the readings that have been transmitted to us by the textual tradition in order to know what is being interpreted. Errors are a fundamental key to the classification of readings, since the alteration of texts during transmission is unavoidable. The contribution takes an open perspective on textual criticism and focuses on the problems posed by the interference between the technical concept of "error" in textual criticism and its less specialized meanings.

La critique textuelle a placé l’erreur au centre de la méthode philologique visant à remonter depuis les témoins conservés vers un état textuel plus proche de l’original. Que l’éditeur ou le chercheur oriente son travail vers un état textuel conservé par un document donné ou vers l’original perdu de l’auteur, il demeure important de situer les leçons qui nous sont parvenues au sein de la tradition textuelle afin de savoir ce que l’on interprète. Or l'erreur constitue une clé fondamentale pour le classement des leçons, puisque l'altération des textes au cours de leur transmission est inévitable. La contribution adopte une perspective ouverte de la critique textuelle et s'intéresse particulièrement aux problèmes posés par les interférences entre le concept technique d'"erreur" en critique textuelle et ses emplois moins spécialisés.

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Texte intégral

1Le 14 juin 2016, la chambre commerciale de la cour de cassation a rendu un arrêt (pourvoi n° 15-11.106) à propos de la contestation d’un cautionnement solidaire au motif de fautes de copie. En effet, en France, la personne qui se porte caution doit recopier à la main deux longues phrases, « à peine de nullité de son engagement » (code de la consommation L 341-2, L 341-3). La copie doit en principe reproduire à l’identique les formules du code de la consommation. Plusieurs cautions ont tenté de se délier de leur engagement au motif qu’elles n’avaient pas respecté la ponctuation ou l’utilisation des majuscules de leur modèle. Afin de trancher, la cour de cassation distingue l’« erreur substantielle », qui est supposée démontrer une altération de la compréhension du texte par la caution, de l’« erreur matérielle », qui ne met pas en cause la compréhension des formules. Cette typologie élémentaire de l’erreur, qui rappelle la distinction philologique entre « variantes/erreurs sémantique » et autres erreurs/variantes, a permis à la cour de juger que les erreurs de ponctuation et d’emploi des majuscules relevaient de l’« erreur matérielle » et par conséquent de condamner la caution à remplir ses obligations. Cette mention de l’actualité juridique vise seulement à rappeler que la philologie n’est aucunement une activité réservée aux philologues de métier, mais qu’elle touche notre quotidien. La compréhension de la notion d’erreur ou de faute n’est donc pas sans enjeu politique, au-delà des dimensions technique et érudite que je vais présenter1.

2L’altération des textes au cours de leur transmission est inévitable. Elle résulte soit de facteurs externes à l’activité de copie, essentiellement la dégradation physique des témoins, soit de facteurs propres à la copie. On parle alors de « fautes » ou d’« erreurs », et l’on doit comprendre « fautes » ou « erreurs » de tradition. Notons que les altérations matérielles des témoins utilisés comme modèles conduisent d’ordinaire les copistes à intervenir pour restaurer la cohérence textuelle du passage tâché, effacé, perdu... L’accident matériel aboutit ainsi à une « innovation contrainte » et à une altération de la séquence linguistique du modèle. D’emblée pointe la faiblesse opératoire des distinctions théoriques, tant il peut être délicat de déterminer dans les témoins qui nous sont parvenus si une altération dérive d’un accident matériel (perte d’un feuillet) ou d’une « erreur » de copiste (saut d’un feuillet).

3La critique textuelle a placé l’erreur au centre de la méthode philologique visant à remonter depuis les témoins conservés vers un état textuel plus proche de l’original ou de la volonté de l’auteur. Que l’éditeur ou le chercheur oriente son travail vers un état textuel conservé par un document donné ou vers l’original perdu de l’auteur, il demeure important de situer les leçons qui nous sont parvenues au sein de la tradition textuelle afin de savoir ce que l’on interprète. Indépendamment de l’orientation de l’édition, l’erreur demeure donc un élément fondamental de la critique.

4Le but de cet exposé n’est pas d’avancer de nouvelles propositions ni même de dresser un état de l’art. Il s’agira de présenter rapidement le concept d’« erreur », les problèmes et notions qui lui sont attachés dans une perspective ouverte de la critique textuelle.

Une erreur n’est pas toujours fautive

Axiologie de l’erreur

5L’altération des textes au cours de leur transmission a été considérée au prisme de deux critères principaux : a) le statut du texte étudié, et en particulier son autorité ; b) la théorie du texte suivie plus ou moins consciemment par le critique. Historiquement, ces deux critères sont étroitement liés puisque les philologues se sont d’abord intéressés aux textes qui jouissaient de l’autorité la plus haute dans la culture occidentale : la Bible et les textes de l’Antiquité gréco-romaine. La philologie biblique, qui a mis au point de nombreux principes de la critique textuelle « scientifique », a cherché à débarrasser les textes des deux Testaments des altérations subies au fil d’innombrables copies. Elle tendait naturellement à remonter vers l’origine (divine) de ce corpus textuel. La philologie classique a suivi la même voie avant de partager ses méthodes avec les philologies des langues vulgaires.

6Dans ces conditions, le processus de transmission ne pouvait être analysé qu’en termes de corruption, de dégradation, voire de pathologie verbale. Le texte était naturellement celui d’un auteur dont il fallait respecter la volonté – qu’il s’agisse de Dieu ou de grandes figures de l’Antiquité – et, qui plus est, d’un auteur dont il était peu admissible qu’il commît lui-même des fautes. L’erreur est alors une faute contre le génie de l’auteur. Si l’on considère que la valeur de l’état original ne peut être dépassée, tout éloignement est nécessairement corruption.

7La philologie des langues vulgaires, médiévale et moderne, a contribué à faire évoluer l’axiologie de l’erreur. Au Moyen Âge, selon les époques et les genres littéraires, le concept d’auteur se révèle parfois inopérant, si bien que le texte médiéval a pu être défini comme une création collective (néo-traditionnalisme de R. Menéndez Pidal en Espagne2), essentiellement « mouvant » (P. Zumthor3) ou « variant » (B. Cerquiglini4). L’altération n’est plus alors un phénomène négatif, mais un fait potentiellement positif, perçu à la fois comme acte créatif et source de connaissance pour la réception des textes. La théorie du social text, développée par J. McGann et D. McKenzie en philologie de l’imprimé, a accompagné et conforté cette approche, surtout dans le monde anglo-saxon : tout texte est le produit d’un ensemble d’autorités (auteur, atelier, commanditaire, institution susceptible de censurer le texte, etc.)5. Il est donc illusoire et surtout contraire au contexte historique de production du texte de vouloir réduire le texte à la seule volonté de l’auteur et de considérer que tout ce qui s’en éloigne est erreur ou faute.

L’auteur et la faute

8C’est autour de l’auteur-autorité que s’est forgée la notion axiologique d’erreur6, liée à une idéalisation de l’auteur, qui conduit à son tour à distinguer le texte original, inscrit dans un document, de la volonté de l’auteur, entité abstraite : le texte original peut présenter des erreurs qui ont échappé à l’auteur, mais qu’il aurait réprouvées s’il s’en était aperçu.

9La distinction entre erreur d’auteur et erreur de tradition est souvent délicate, notamment en cas de fautes grammaticales. Et que dire des noms propres transmis sous des formes erronées, dues à l’état des connaissances de l’auteur ou du temps, ou bien de citations fautives ?7 Par ailleurs, la frontière entre création et transmission est souvent mince et l’auteur est souvent le premier copiste de son œuvre, dont il peut mettre au point et/ou copier (ou surveiller) la mise au propre. Le manuscrit Berlin, Staastbibliothek, Hamilton 90 est célèbre à cet égard : il est parfois très difficile de trancher, dans cette copie du Decameron de la main de Boccace, entre variantes rédactionnelles et erreur de copie8.

10Si le risque de confusion est grand entre fautes d’auteur et fautes de tradition, il est également important entre variante d’auteur et variante de tradition. Quand l’auteur révise ou corrige son texte, il produit de nouvelles leçons authentiques pour le même lieu textuel. Or le philologue tend d’ordinaire à raisonner à partir d’un original unique et fixe, d’autant que souvent rien n’indique que les corrections ou remaniements soient attribuables à l’auteur. Du coup, la correction d’auteur risque d’être considérée comme erreur de tradition. De cette difficulté, Joseph Bédier faisait un argument en faveur de l’édition d’après un bon manuscrit9.

Faute, erreur, innovation

11La connotation et les sous-entendus théoriques des substantifs « erreur » et « faute » n’ont cessé de perturber les discussions philologiques. L’idéal serait d’en rester à une acception purement technique et spécialisée, du type « altération du texte dans une copie par rapport à son modèle immédiat ou à un point plus haut de la tradition ; résultat de cette altération », mais le fait qu’on en exclut d’ordinaire les altérations matérielles des témoins pour ne prendre en compte que les erreurs humaines entretient la confusion entre « erreurs de tradition » et « erreurs de copie ». Ces dernières ne forment qu’un sous-ensemble des premières, mais dans « erreur de copie », « erreur » prend le sens courant de « faute commise en se trompant », loin du sens spécialisé de l’erreur-altération. Si en français « erreur » et « faute » peuvent s’employer indifféremment, la connotation morale plus accentuée de « faute », tend à lui faire préférer « erreur », moins péjoratif10. C’est le premier pas d’un recul de la perspective axiologique, accentué par le recours au concept plus neutre d’innovation.

12De fait, l’ensemble des altérations textuelles au cours de la tradition ne sont pas le fait d’erreurs de copie, mais peuvent viser à améliorer le texte du modèle ou à l’adapter à un nouveau contexte de production et de réception. Afin d’échapper au « piège axiologique », le latiniste Paul Lejay, dès 1888, voulut remplacer « faute » par « innovation », afin de désigner toute altération textuelle de la copie par rapport à son modèle. Dans cette définition, l’innovation inclut donc les erreurs non intentionnelles comme les modifications volontaires. Malheureusement, le sens proposé par Lejay ne parvint pas à s’imposer et la connotation l’emporta de nouveau, positive cette fois : par opposition à la « faute » ou à l’« erreur », le sens d’innovation se restreignit à celui d’altération volontaire. Il advient fréquemment qu’un copiste modifie la leçon de son modèle afin de l’améliorer. Au nombre de ces « erreurs volontaires », on peut citer l’abrègement, l’amplification, la réélaboration stylistique, l’hypercorrection et la substitution de contenu11. L’innovation se distingue alors de l’erreur par le fait qu’elle n’apparaît en général qu’après collation de plusieurs témoins, tandis que certaines erreurs sont manifestes à la lecture d’un seul témoin.

13« Innovation » n’est pas un succès terminologique : ce substantif permet, certes, d’éviter de résumer l’histoire des textes à une sempiternelle dégradation, mais il reproduit en sens inverse l’équivoque d’« erreur », si bien qu’il manque toujours à la terminologie de la critique textuelle un terme neutre pour signifier « altération du modèle ». En construisant son emploi par opposition à « erreur », « innovation » a même accentué la connotation attachée à « erreur » ou à « faute ».

14Outre leur dimension axiologique, « erreur » et « faute » présentent l’inconvénient de se prêter à une pluralité de point de vue : l’erreur, en critique textuelle, dénomme traditionnellement une altération au sein d’une tradition textuelle donnée, avec une hésitation constante entre une orientation relative (altération par rapport au modèle ou à un point donné de la tradition) ou absolue (altération par rapport à l’archétype et surtout par rapport à l’original). Parallèlement, des éditions orientées vers le document utilisent « erreur » au sens de « erreur manifeste », indépendamment de toute enquête sur la tradition. Bien entendu, il ne s’agit pas du même phénomène parce qu’un archétype peut présenter une erreur manifeste ensuite gommée par une innovation dans toute ou partie de la tradition subsistante.

15Afin d’échapper aux écueils de la terminologie traditionnelle, la stemmatologie propose de remplacer « erreur » par « leçon secondaire », solution lexicale neutre, explicitement relative et polarisée, conformément aux principes de comparaison automatisée pratiquée par cette nouvelle discipline : « If on a certain variant location there are two variant readings A and B, one of them should be the primary reading (the original or ancestral reading) and the other the secondary reading (the error)12 ».

Chercher l’erreur

16Le philologue, quelle que soit son orientation théorique, se doit de repérer les « erreurs » dans les états textuels qu’il étudie.

Erreurs évidentes et erreurs cachées

17L’erreur est essentiellement un phénomène binaire : il y a ou non altération par rapport à un point plus élevé de la tradition. On a vu que le concept s’est enrichi de raffinements divers, comme la prise en compte de la volonté ou non d’altérer la séquence du modèle (qu’il convient d’ailleurs de relativiser, puisque certaines innovations sont contraintes, par exemple lorsque la leçon du modèle est inacceptable). La critique de textes transmis par des manuscrits uniques et l’orientation de certaines éditions vers le document plutôt que vers l’auteur ont conduit à passer d’une approche diachronique (l’examen de la tradition) à un examen synchronique. C’est surtout dans ce cadre qu’a pris de l’importance la distinction entre erreurs évidentes (dites aussi manifestes) et autres erreurs.

L’erreur évidente

18J. Bédier soutient qu’un texte doit être édité d’après un bon manuscrit dont seules seront corrigées les erreurs évidentes. Ainsi approuve-t-il le jugement de Hoepffner à propos des éditions de la Chanson de Roland par Alfons Hilka et Giulio Bertoni : « Tout en restant fidèles au manuscrit d’Oxford dans la mesure du possible, ils n’hésitent pas à corriger au besoin ce qu’ils considèrent comme des fautes évidentes de leur manuscrit-base... »13. Toutefois Bédier poursuit en s’interrogeant sur la définition de l’évidence, mais renonce à affronter le problème frontalement : « Par malheur, si l’évidence est ‘le critérium de la certitude’, on n’a pas encore découvert le critérium de l’évidence »14.

19L’évidence est doublement relative, puisqu’elle dépend à la fois de la nature du texte (les erreurs sont souvent plus manifestes dans un texte en vers que dans un texte en prose en raison des infractions aux normes prosodiques15) et de l’expertise du lecteur. Des formes absentes des grammaires de l’ancien français peuvent être jugées fautives par des lecteurs et éditeurs modernes : ainsi au, enclise de a + les, souvent corrigé en aus (= fr. mod. aux) par les éditeurs, ou bien la désinence de la 3e personne du pluriel en -et pour -ent dans le ms. Paris, BnF, n.a.f. 27401 (ex. « Li patriciein [...] se adjousteret ensemble », fol. 251d). Les modernes ne sont pas seuls en cause. Il n’est pas rare que les copistes médiévaux corrigent leurs modèles pour des fautes qui n’en étaient pas : ainsi la métrique de Guillaume de Digulleville a été ramenée à des règles plus communes par certains copistes de la fin du Moyen Âge et systématisée par son éditeur moderne J. J. Stürzinger16.

L’erreur cachée

20Les erreurs manifestes ne représentent que la partie émergée de l’iceberg des altérations par rapport à l’original. Il advient qu’une bonne leçon puisse être fautive et une mauvaise leçon authentique. En critique textuelle, une bonne leçon est erronée si elle n’est pas conforme à l’original (ou à la volonté de l’auteur). Ainsi, la conjecture d’un copiste cherchant à amender une leçon fautive de son modèle peut être satisfaisante en tout point, mais n’en reste pas moins une erreur si elle ne retrouve pas la leçon originale. D’autre part, un copiste peut croire son modèle fautif et vouloir le corriger alors qu’il le dénature : il innove (stricto sensu), mais commet une faute au double sens du mot (il altère son modèle et se trompe), ce qu’on appelle une faute critique. Ainsi, l’incipit mystérieux du Dit de la fleur de lis de Guillaume de Digulleville a été corrigé par un copiste à qui avait échappé l’allusion intertextuelle de l’auteur à l’une de ses œuvres précédentes et qui a sans doute imaginé que la leçon de son modèle était corrompue. Dans

A roys et chevalierz et ros
Et a eschés menus et gros
Une vision vueil noncier (v. 1-3)
[‘Aux rois, cavaliers et tours, et aux grosses et petites pièces du jeu d’échec, je veux conter une vision’]

21« eschés » (les pièces du jeu d’échec) est remplacé par « estas » dans l’un des deux manuscrits, aboutissant à une formule d’adresse plus attendue17.

22Afin d’identifier les erreurs non-évidentes ou cachées, le philologue recourt à la critique externe et à la critique interne. La critique externe s’appuie sur l’examen de la tradition manuscrite et en particulier sur la généalogie des copies, telle qu’elle peut être représentée dans un stemma. Elle ne s’applique donc pas au cas particulier du manuscrit unique.

23La critique externe raisonne d’après le nombre de branches remontant à l’archétype, que chaque branche comprenne un ou une multitude de témoins. Dans un schéma bifide, on ne peut mécaniquement déterminer laquelle des deux branches porte la bonne leçon. En revanche, les variantes entre les deux branches permettent de localiser des lieux où se sont produites des altérations et d’y appliquer les principes de la critique interne.

24Lorsque le stemma déploie trois branches ou plus, en l’absence de contamination et d’erreurs susceptibles d’avoir été commises de façon indépendante par plusieurs copistes, la critique peut être « mécanique » : la branche isolée qui s’oppose à deux branches en accord porte logiquement une leçon erronée.

25En vertu des principes d’économie et de probabilité, la critique textuelle pratique également l’élimination des leçons individuelles présentées par des témoins situés dans les étages bas du stemma. Autrement dit, elle considère ces leçons comme inauthentiques (et donc erronées), étant donné qu’il est, en effet, improbable qu’un témoin isolé dans une telle configuration généalogique puisse transmettre une leçon originale. Plus le témoin appartient à un étage bas, plus la probabilité que la leçon individuelle soit inauthentique s’accroît.

Critique interne

26Étant donné la fréquence des stemmas bifides et des contaminations, il est très rare que le stemma se prête à une exploitation mécanique. Le plus souvent, critiques interne et externe s’épaulent. La critique interne ne repose pas sur la généalogie des manuscrits, mais sur des critères probabilistes, dont l’efficacité a été vérifiée et éprouvée sur de très nombreuses traditions. Parmi les plus utilisés, citons l’usus scribendi ou la lectio difficilior, que nous illustrerons par deux exemples empruntés de nouveau au Dit de la fleur de lis, un texte transmis par deux témoins qui n’ont pas été copiés l’un sur l’autre :

ms. Paris, BnF, lat. 4120 (B)

ms. Paris, Bibl. de l’Arsenal, 3646 (A)

N’est pas le soulail en midi
Si bel, si cler ne sy luisant
Comme estoient, ne si plaisant.

N’est pas le soleil de midi
Si bel, si cler ne si luisant
Comme estoient, ne si plasant.

Ex. 1 – v. 24-26

27La leçon « en midi » semble plus conforme à l’usus scribendi de Guillaume que celle de A (« de »). Outre l’attestation d’un vers quasiment identique dans le Pelerinage de l’âme du même auteur (« Et chascun plus luisant estoit / que n’est le souleil en midi », v. 2646-4718), le Pelerinage de Vie humaine19 donne toujours en + adj. + midi (« en plain midi », v. 7445, 10613) ou en + subst. + de midi (« en temps de midi », v. 6040), souvent en cooccurrence avec soleil.

28L’adjectif « baut », ‘hardi (jusqu’à la présomption, l’effronterie)’, est une forme bien plus rare que « vault » (ind. P3 de valoir). En ce lieu variant, elle fait figure de lectio difficilior. Le passage d’une leçon à l’autre s’explique aisément par une mélecture, puisqu’un v initial peut être proche d’un b au xive siècle. La présomption que « vault » soit erroné est renforcée par l’usus scribendi de Guillaume, qui affectionne la coordination de deux adjectifs :

ms. Paris, BnF, lat. 4120 (B)

ms. Paris, Bibl. de l’Arsenal, 3646 (A)

Liepars volentiers sont espant
Et est hastiz, et en sallant
Prent sa proyë, et, quant il fault,
Mains fier en devient et mains baut.

Lieppars volontiers sont ospans
Et sont hatif, en en saillant
Prent sa proië, et, quant il fault,
Moins fier en devient et moins vault.

Ex. 2 – v. 545-548

L’étiologie de l’erreur

29Même en cas de stemma trifide et en l’absence de contamination, il est d’ordinaire impossible d’identifier toutes les erreurs par rapport à l’original, puisque l’ensemble des témoins conservés remontent à un manuscrit généralement perdu et distinct de l’original que l’on nomme « archétype »20. Or l’une des caractéristiques, certes discutée, de l’archétype est de présenter des erreurs.

30L’identification des erreurs doit être soutenue par une démarche rigoureuse et prudente, car « l’appréciation des présomptions de faute varie selon les esprits et cela est irrémédiable »21. Afin de réduire la part de subjectivité dans le discernement des erreurs, il importe de pratiquer l’étiologie de la faute, de mettre en avant le « principe d’explicabilité »22. L’étiologie consiste à repérer des occasions de faute, à en expliquer la genèse : erreur paléographique (cf. ex. 1, « vault » pour « baut » banalisation (cf. idem), erreur de mémorisation, lapsus calami (ex. omission d’un signe abréviatif), saut-du-même-au-même23, etc.

31Dans le but d’introduire des critères homogènes et rigoureux dans les éditions basées sur un seul manuscrit, Eugène Vinaver a même proposé d’élever au rang de principe qu’une leçon suspecte ne peut être considérée comme erronée si on ne réussit à indiquer de façon vraisemblable la genèse de l’erreur24. C’est aller trop loin, tant certaines erreurs évidentes demeurent inexplicables, surtout en l’absence de leur modèles immédiats.

32L’étiologie des fautes permet parfois de discerner une leçon fautive en présence de deux leçons concurrentes, mais le plus souvent elle conforte les arguments de critique interne et/ou externe. Moins la généalogie des témoins sera utile (ou utilisable) pour l’identification des erreurs, plus l’étiologie des fautes doit être pratiquée avec soin.

Typologies non stemmatiques

33Les erreurs peuvent être classées d’après des critères stemmatiques et généalogiques, selon leur place relative ou absolue (une faute primaire ou naissante peut être l’occasion d’une faute secondaire, etc.) ou selon leur poids dans la construction du stemma (cf. infra). Indépendamment du stemma, deux typologies dominent : la première d’après la psychologie de la copie ; la seconde d’après le résultat de l’altération dans la chaîne linguistique.

34D’après l’analyse de Desrousseaux, reprise par E. Vinaver25, l’acte de copie comprend cinq phases successives : lecture, mémorisation, dictée intérieure, écriture, retour de l’œil sur le modèle. Des types d’erreurs sont attribuables à certaines phases plutôt qu’à d’autres. Ainsi l’erreur de lecture produit des fautes de copie caractéristiques, comme des fautes paléographiques dues à la confusion entre lettres provoquée par une écriture ou un système abréviatif peu familiers au copiste. Quant au report de l’œil sur le modèle, il peut produire un saut-du-même-au-même : alors que la main achève de transcrire un passage, sous la dictée intérieure, l’œil reprend la lecture trop loin, à un segment du texte déjà rencontré, sacrifiant le passage intermédiaire. Si l’identité porte sur le début d’un élément, on parle d’« homéoarcton », s’il porte sur la fin, d’« homéotéleute ».

35Cette classification est complexe à utiliser parce que seules les deux phases extrêmes (lecture et retour de l’œil sur le modèle) sont propres à l’acte de copie. Les autres phases de mise à l’écrit sont communes à la phase rédactionnelle et à la phase de copie et ne permettent donc pas de discriminer les leçons authentiques des leçons inauthentiques, autrement dit d’isoler les erreurs. Vinaver avait lui-même souligné que les fautes de copie dues à la dictée intérieure ne pouvaient se distinguer aisément des fautes de dictée intérieure commises par l’auteur26.

36D’autre part, cette typologie prête à discussion, car certaines phases susceptibles de donner naissance à des erreurs semblent y être omises. Ainsi la compréhension du texte n’apparaît pas dans le processus de copie. La phase de lecture n’est-elle que déchiffrement ou déchiffrement-compréhension ? Il est par ailleurs établi qu’un texte compris se retient mieux (phase de mémorisation). Si cette typologie est utile du point de vue de l’étiologie des fautes, elle mériterait d’être reprise au vu des progrès des sciences cognitives.

37La seconde classification usuelle est résultative : elle décrit l’altération de la séquence linguistique consécutive à l’erreur et était déjà utilisée dans la rhétorique antique pour décrire les erreurs linguistiques. Ainsi Quintilien y recourt-il pour présenter les différents types de barbarismes commis à l’écrit : « Quis hoc nescit, alios barbarismos scribendo fieri, alios loquendo [...], illud prius adiectione, detractione, inmutatione, transmutatione, hoc secundum divisione, conplexione, adspiratione, sono contineri ? »27. Cette typologie a, en outre, l’avantage de s’appliquer aux textes de toute période.

38Ces typologies des mécanismes ou résultats de l’altération se doublent d’une dichotomie entre altérations formelles (ou de surface)28 et altérations sémantiques. Selon le degré de standardisation linguistique, l’altération de la surface est une pratique plus ou moins généralisée, plus ou moins acceptée, plus ou moins ressentie comme fautive par les lecteurs contemporains de la copie. La critique textuelle appliquée à l’Antiquité grecque et latine pouvait considérer les altérations de surface comme erronées, puisqu’elle avait affaire à des langues hautement standardisées ; la situation est déjà plus délicate pour le latin médiéval, qui demeure standardisé, malgré un diasystème étendu, tant au point de vue orthographique que morphosyntaxique.

39En revanche, la définition de l’erreur comme altération du modèle lors du processus de copie pose un problème considérable pour les langues vernaculaires médiévales, puisque toute copie altère sensiblement la surface du modèle, sans que le copiste ait nécessairement conscience d’innover, sans que le lecteur considère ces modifications comme fautives et sans que l’éditeur y voie une quelconque dégradation, puisqu’il sait que la surface du texte initial est définitivement perdue en l’absence d’orthographe stricte. Quand on a affaire à une langue non standardisée, assimiler l’erreur à une altération du modèle conduit à une explosion du nombre d’erreurs. Le concept de « surface » permet de réduire considérablement ce nombre et s’impose d’un point de vue pratique. Il a toutefois l’inconvénient d’exclure les altérations qui ne sont pas fautives (au sens courant) et par contrecoup de mettre en relief les altérations qui le sont, renforçant la connotation de « erreur » et de « faute ». Enfin, il fait bon compte du sentiment de la faute, autrement dit de l’historicité de la faute, qui s’exprime particulièrement au niveau de la surface. Ainsi dans le ms. Montpellier, Bibl. interuniversitaire de médecine, H 81 (traduction 2 du Code de Justinien), fol. 39d, la forme « noz » réservée au pronom personnel (= fr. mod. « nous »), est considérée comme fautive pour noter le déterminant possessif et a été corrigée en « noz ».

40Ces modifications de surface sont d’autant plus délaissées qu’elles sont d’ordinaire peu utiles pour reconstruire la généalogie des témoins, puisque deux copistes indépendants peuvent très bien produire la même altération de surface. Si elles se concentrent sur la graphie (ex. de formes concurrentes : maison, meison, meson, meisun...), elles touchent tous les domaines de la langue, de la morphologie (modification d’une désinence verbale) à la syntaxe (modification d’une préposition, de la ponctuation), voire au lexique (rajeunissement de la langue : pas > mie, rien > neant).

41Les exemples lexicaux montrent combien la frontière entre surface et sens est floue, d’autant qu’il n’est guère admissible de penser que la surface n’influe pas sur le sens du texte29. Enfin, la standardisation des langues médiévales vernaculaires évolue et avec elle l’attention portée par l’auteur aux normes graphiques, mais aussi l’acceptabilité de formes de surface par les lecteurs et copistes30. Le concept de « surface » a surtout une utilité pratique pour réduire les variantes à traiter par le philologue.

Vers l’archétype et au-delà

42La critique textuelle stemmatique, orientée traditionnellement vers l’auteur, distingue deux niveaux généalogiques distincts, celui de l’archétype (manuscrit perdu d’où descendent l’ensemble des témoins qui nous sont parvenus) et celui de l’original. L’archétype peut être en partie reconstruit à partir de l’évaluation des leçons conservées. Pour remonter d’un cran, jusqu’à l’original, et donc éliminer des erreurs d’archétype, le philologue doit s’appuyer sur la critique interne et pratiquer la conjecture.

43Les erreurs de tradition tiennent une place centrale dans le processus déductif circulaire de la critique textuelle : elles permettent, autant que faire se peut, de connaître une partie de la généalogie des témoins manuscrits conservés. Et cette généalogie, à son tour, aide à identifier la leçon archétypale parmi d’autres leçons variantes, alors considérées comme erronées. Je m’en tiendrai ici à une présentation très schématique de quelques notions fondamentales.

Fautes communes

44L’importance stemmatique des fautes communes tient au principe selon lequel la parenté entre témoins n’est pas indiquée par la coïncidence de leçons correspondant à celles de l’archétype, mais au contraire par la coïncidence de leçons erronées : « Une famille de manuscrits est constituée par leurs fautes communes, ou, si l’on préfère ce terme plus exact, par leurs innovations communes. Ainsi, l’existence d’une série de leçons correctes et authentiques dans plusieurs manuscrits ne peut prouver que ces manuscrits dérivent d’une source commune. Les fautes seules sont probantes »31. La méthode de classement des témoins par les fautes communes est encore couramment attribuée à tort à Karl Lachmann32.

45La méthode des fautes communes a été contestée par dom Quentin, qui préconisait d’établir les liens (ou enchaînements) entre les témoins à partir de variantes (fautives ou non) avant d’introduire la notion de faute, qui elle seule permet d’orienter le stemma. Recourir trop tôt à la notion de faute était pour dom Quentin, une porte d’entrée à la subjectivité du critique33. Dom Froger, qui a prolongé les réflexions de dom Quentin, a réévalué les fautes propres (ou individuelles) : elles permettent de situer généalogiquement les témoins au sein d’une famille, notamment en excluant qu’un témoin portant de nombreuses leçons individuelles soit le modèle d’un autre témoin conservé. D’autre part, elles permettent de distinguer « différentes lignées », matérialisées par les droites du stemma34 : en effet, la leçon individuelle ne l’est que dans la tradition subsistante. Rien ne prouve qu’elle a été individuelle dans la tradition réelle d’un texte.

Classification des erreurs en fonction de leur rôle dans l’hypothèse généalogique

46Toutes les erreurs n’ont pas la même valeur probante pour établir la généalogie des témoins. On a déjà vu ce qu’il en était des altérations de surface. La construction du stemma s’appuie sur des erreurs significatives (ou caractéristiques), en allemand Leitfehler sur le modèle des Leitfossilien qui permettent aux géologues de dater les différentes strates. Pour être significative, une erreur doit présenter une très faible probabilité d’avoir été commise indépendamment par deux copistes et ne doit pas pouvoir être complètement effacée par conjecture à une étape postérieure de la tradition. Paolo Trovato a souligné avec raison que la typologie des erreurs significatives varie d’un genre de discours à l’autre : une modification de l’ordre des mots ou l’omission d’un mot outil, qui affectent la métrique latine classique, seront significatives dans une copie de Virgile mais pas dans un texte en prose soumis à variations de copie à copie, comme un réceptaire ou un guide de voyage35.

47Le caractère significatif ou non d’une erreur recouvre en grande partie l’opposition entre monogenèse et polygenèse. L’erreur monogénétique est une erreur dont il est hautement improbable que plusieurs copistes l’aient commise indépendamment. Si elle se rencontre dans plusieurs témoins, c’est qu’elle remonte à un ancêtre commun et que les témoins en question appartiennent à la même lignée. En revanche, l’erreur polygénétique, qui est susceptible d’avoir été commise par plusieurs copistes indépendamment, est sans valeur pour la discussion stemmatique.

48Prenons un exemple. Dans la traduction 4 du Code de Justinien en français36, on lit dans le ms. Giessen, Universitätsbibliothek, 945 (sigle A), fol. 49b : « Meneur de .xx. anz ne peut franchir son serf » (C. 2.30.3) alors que le reste de la tradition, formée de trois manuscrits (sigles H I L), porte « .xxv. anz ». On sait d’après le texte-source latin que « .xx. anz » a toute chance d’être la bonne leçon, car conforme à la vulgate latine. Comme la majorité légale dans le Corpus de Justinien est à « .xxv. anz » et que cet âge est constamment répété, il est possible que plusieurs copistes aient indépendamment corrigé « .xx. » en « .xxv. ».

49Une erreur significative (donc monogénétique) peut être conjonctive ou séparative. L’erreur conjonctive permet de former des lignées : une erreur conjonctive commune à deux témoins tend à montrer que l’un descend de l’autre ou bien que les deux témoins descendent d’un même ancêtre. Par opposition, l’erreur séparative montre qu’un témoin A est indépendant d’un témoin B, parce que B contient ladite erreur, alors qu’elle est absente de A. Une erreur monogénétique qui ne peut être éliminée par un copiste ou un rédacteur dans une phase ultérieure de la tradition est nécessairement séparative. Les erreurs séparatives opposent soit un témoin à ses ancêtres soit une lignée à celles qui lui sont collatérales. L’opposition entre erreur séparative et erreur conjonctive n’est toutefois pas symétrique puisque dans des traditions manuscrites fournies la plupart des erreurs séparatives sont également conjonctives.

50Ainsi, dans la traduction 4 du Code, déjà citée, le manuscrit A est le seul à présenter la loi C. 2.6.3. L’omission de la même loi dans les 3 ms. H I L est conjonctive : elle tend à faire penser qu’ils descendent d’un ancêtre commun ou descendent l’un de l’autre. Comme l’omission de la loi ne peut (sauf cas de contamination) être corrigée par le copiste de A, cette erreur est également séparative : elle sépare H I L de A.

51La vie d’un texte se caractérise, certes, par d’inévitables erreurs de transmission, mais aussi par des interventions visant à les corriger. Cette dialectique entre erreur et correction, qui commence dès la genèse du texte, est un défi à l’application de la méthode stemmatique, car elle brouille l’identification des erreurs et par conséquent l’assignation aux témoins d’une place assurée à l’intérieur de la tradition conservée. On a déjà évoqué les corrections d’auteur, qui peuvent intervenir alors que le texte non corrigé est déjà en cours de diffusion. Ces corrections peuvent donner lieu à un archétype mobile, par exemple si le manuscrit dont dérivent toutes les copies conservées a été copié avant et après correction. Les erreurs, on l’a vu, peuvent être corrigées par l’utilisation simultanée de plusieurs manuscrits, créant un phénomène de contamination, qui perturbe la logique stemmatique. Enfin, plus souvent, face à une leçon qui leur paraît douteuse ou inacceptable, des copistes peuvent retrouver la leçon authentique par conjecture, comme le ferait un éditeur critique aujourd’hui.

Conclusion

52« Erreur » et « faute » pâtissent d’allers-retours entre leur sens technique et leur sens commun. En outre, ces substantifs souffrent d’un lien fort avec une conception du texte qui ne fait plus l’unanimité et qui n’est plus sous-jacente à la plupart des éditions contemporaines. Le fait que l’auteur puisse commettre des fautes et que les copistes puissent améliorer le texte et non le corrompre a contribué à mettre à mal le système déductif très rigoureux et clair de la critique textuelle énoncé dans sa forme classique par un Paul Maas37. Toutefois, la centralité de l’erreur dans le dispositif critique n’est pas remise en cause, même si l’on tente, par un certain nombre de correctifs, de mieux prendre en compte la complexité de la réalité textuelle et d’adapter la méthode aux types de textes étudiés.

53S’il est loisible de revendiquer pour « erreur » un sens purement technique, l’histoire de la terminologie ecdotique a montré qu’il s’agissait d’un souhait utopique, tant une partie des altérations du modèle tient à des erreurs humaines de copie, au sens courant de « faute ». Pourtant, dans plusieurs sciences, comme la physique ou la génétique, l’erreur a acquis une conception plus neutre et fait même l’objet de champs de recherches spécifiques, comme l’error analysis des physiciens : la mesure, tout comme la tradition d’un texte, est toujours fautive. Les physiciens visent à réduire la marge d’erreur, à la prévoir et à en tenir compte dans leurs calculs. Quant à la génétique, qui inspire les stemmatologues, elle considère qu’une erreur se produit quand la reproduction d’une information est imparfaite, et donc indépendamment de toute action humaine.

54Je me suis concentré ici sur l’erreur dans la tradition textuelle, sans aborder sa place dans l’économie de l’édition critique. Le texte édité se présente sous une forme épurée, que les erreurs aient été corrigées (édition reconstructionniste) ou que l’on ait choisi de reproduire avec un minimum de corrections un manuscrit présentant fort peu d’erreurs évidentes (édition conservatrice de type dit « bédiériste »38). Cette pratique du clean text est critiquée par les tenants, principalement anglo-saxons, de l’édition savante documentaire. Il est vrai qu’elle met le lecteur moderne à distance de la textualité médiévale : nos bibliothèques regorgent de manuscrits présentant des textes très corrompus. Le lecteur médiéval de textes vernaculaires avait un rapport constant avec l’erreur manifeste et se voyait bien souvent contraint de pratiquer une lecture conjecturale.

55Quand ils les corrigent, les éditeurs reconstructionnistes rejettent les erreurs du témoin qu’ils éditent dans l’apparat, apparat où sont également placées des erreurs de tradition soutenant l’hypothèse stemmatique retenue. Le problème est ici celui de la sélection des erreurs retenues dans l’apparat (on privilégie souvent les innovations plutôt que les leçons dépourvues de signification39), de leur repérage dans une masse de variantes adiaphores (leçons dont l’authenticité probable est équivalente à celle imprimée dans le corps du texte), de leur concaténation (erreur primaire, erreur secondaire, erreur tertiaire) et même de la place des erreurs in absentia (leçons erronées non attestées mais que l’on peut reconstruire d’après les leçons qui en dérivent). L’hétérogénéité de ces données nuit à la lisibilité des apparats et à l’analyse des erreurs.

56Le maintien des erreurs non-évidentes dans les éditions conservatrices pose d’autres difficultés. S’il peut être légitime de ne pas corriger le texte d’un témoin donné, cette position n’exonère pas de la pesée des leçons du témoin édité. L’éditeur doit essayer de situer les leçons imprimées dans la diachronie du texte.

57Le numérique permet aujourd’hui de repenser le traitement des altérations de tradition, en dehors des contraintes techniques et économiques de l’édition papier. Parmi les pistes qui mériteraient d’être explorées, je citerais volontiers l’articulation entre le phénomène binaire de l’erreur de tradition et son exploitation critique. En effet, d’un point de vue théorique, l’erreur (ou altération) est binaire : il y a soit faute, soit conformité au modèle ou à un point de la tradition. D’un point de vue pratique, l’erreur est scalaire : une leçon est plus ou moins fautive (faut-il considérer comme erronée une graphie qui fausse le vers à l’écrit, alors qu’un lecteur expérimenté oralisera le texte en respectant les règles métriques ?), plus ou moins probable ; l’altération du modèle est plus ou moins considérée comme erreur selon son impact supposé sur le sens du texte...

58L’édition numérique devrait favoriser une meilleure exploitation des erreurs, autant pour parvenir à proposer un texte le plus proche possible de l’original que pour en faire la clé d’une meilleure compréhension de la réception des textes.

Notes

1 Sur la philologie comme « evento quotidiano », cf. Gianfranco Contini, Filologia, éd. Lino Leonardi, Bologna, il Mulino, 2014, p. 7 et Alberto Varvaro, Première leçon de philologie : Prima lezione di filologia, trad. Jean-Pierre Chambon et Yan Greub, Paris, Classiques Garnier, 2017, p. 137-138.

2 Ramon Menéndez Pidal, La Chanson de Roland et la tradition épique des Francs, trad. Irénée-Marie Cluzel, Paris, Picard, 1960 [2ème ed. ; 1ère éd. : La Chanson de Roland y el neotradicionalismo : orígenes de la épica románica, Madrid, Espasa-Calpe, 1959].

3 Paul Zumthor, Essai de poétique médiévale, Paris, Seuil, 2000 [1ère éd. 1972], p. 66-76.

4 Bernard Cerquiglini, Éloge de la variante. Histoire critique de la philologie, Paris, Seuil, 1989, p. 111.

5 Jerome J. McGann 1983, A Critique of Modern Textual Criticism, Chicago/Londres, University of Chicago Press, 1983 ; Donald Francis McKenzie, Bibliography and the Sociology of Texts. The Panizzi Lectures 1985, Londres, British Library, 1986 [trad. fr. : La bibliographie et la sociologie des textes, Paris, Cercle de la librairie, 1991] ; Id., Making Meaning. « Printers of the Mind » and other Essays, Amherst, University of Massachusetts Press, 2002.

6 La diversité des pratiques d’édition de textes d’un pays à l’autre repose en partie sur la place d’auteurs-autorités dans le panthéon littéraire national. Il n’est pas étonnant que les Italiens, dont les « trois couronnes » (Dante, Pétrarque, Boccace) sont les figures tutélaires de la littérature, poursuivent plus que d’autres la reconstruction du texte original.

7 La graphie déformée d’un anthroponyme ou d’un toponyme dans un manuscrit peut être le fruit de la tradition manuscrite (cf. Philippe Ménard, « Problèmes de paléographie et de philologie dans l’édition des textes français du Moyen Âge », The Editor and the Text, éd. Philip E. Bennett et Graham A. Runnalls, Edinburgh, Edinburgh University Press, 1990, p. 1-10, mais, assez souvent, rien n’indique que l’auteur n’a pas utilisé cette forme.

8 Cf. Giovanni Boccaccio, Decameron. Edizione critica secondo l’autografo hamiltoniano, éd. Vittore Branca, Firenze, Accademia della Crusca, 1976, p. xvii-liii. Pour une discussion de ce problème, voir Michael Reeve, « Errori in autografi », Gli autografi medievali. Problemi paleografici e filologici. Atti del Convegno di studio della Fondazione Ezio Franceschini (Erice, 25 settembre-2 ottobre 1990), éd. Paolo Chiesa et Lucia Pinelli, Spoleto, Centro italiano di studi sull’alto medioevo, 1994, p. 37-60.

9 Joseph Bédier, La tradition manuscrite du Lai de l’ombre. Réflexions sur l’art d’éditer les anciens textes, Paris, Champion, 1929, p. 1.

10 Cf. à propos de l’édition des textes de l’époque moderne Jean Varloot, « Les conventions dans l’édition de texte », Cahiers de l’Association internationale des études françaises, 33, 1981, p. 101-110, ici p. 109 : « Au reste, la notion de “faute” est de plus en plus contestée, et l’on préfère les mots “erreur” ou “inadvertance”, tout en insistant sur le prince de la lectio difficilior ».

11 La liste est empruntée à Paolo Chiesa, Elementi di critica testuale, Bologna, Pàtron, 2012 [1ère éd. 2002], p. 72-74. Voir aussi un texte de vulgarisation de P. Chiesa, « Una letteratura sbagliata : la definizione di “errore” nella filologia dei testi mediolatini », Venticinque lezioni di filologia mediolatina, Firenze, SISMEL-Edizioni del Galluzzo, 2016, p. 27-35.

12 Parvum lexicon stemmatologicum, s.v. « Reading, secondary » (Caroline Macé). Cette terminologie est empruntée à la cladistique : « Contrary to the term error, the term secondary reading is not absolute, but relative: reading B can be secondary vis-à-vis reading A, but primary vis-à-vis reading C. In addition, not all secondary readings are linguistic mistakes, a correction can be a secondary reading, indeed any type of change (or innovation) can be a secondary reading. » (ibid.).

13 Ernest Hoepffner, « La Chanson de Roland, travaux récents », Studi medievali, 8, 1937, p. 1-16, cité par Joseph Bédier, « De l’édition princeps de la Chanson de Roland aux éditions les plus récentes », Romania, 64, 1938, p. 145-244, ici p. 160.

14 Ibid.

15 En I.iv.77 du Séjour d’honneur d’Octovien de Saint-Gelais, le vers « Las ! autresfoys tu as prins plaisance » (leçon des témoins A a c) doit être corrigé en « Las ! autresfoys tu as prins ta plaisance » d’après le manuscrit C pour rétablir l’isométrie de ce décasyllabe (cf. Octovien de Saint-Gelais, Le Séjour d’Honneur, éd. Frédéric Duval, Genève, Droz, 2002, p. 138). Si l’erreur est ici évidente, il n’en serait rien dans un texte en prose.

16 Sur les interventions de J. J. Stürzinger sur la métrique de la première rédaction du Pelerinage de Vie humaine, cf. Béatrice Stumpf, Lexicographie et lexicologie historique du français, thèse de doctorat, Université Nancy II, 2009, t. III, p. 13-24.

17 Guillaume de Digulleville, Le dit de la fleur de lis, éd. Frédéric Duval, Paris, École des chartes, 2014, v. 1-3, p. 247.

18 Le Pelerinage de l’Ame de Guillaume de Deguileville, éd. Jakob J. Stürzinger, London, Roxburghe Club, 1895.

19 Le Pelerinage de Vie Humaine de Guillaume de Deguileville, éd. Jakob J. Stürzinger, London, Nichols & Sons/Roxburghe Club, 1893.

20 Sur l’archétype, voir en dernier lieu Tomás Fernández, « Arquetipo y plus-proche-commun-ancêtre », Revue d’histoire des textes, n.s., 13, 2018, p. 411-429. Ainsi, dans l’ex. 2, les deux manuscrits conservés présentent au v. 545 une faute commune (« sont espant » A, « sont ospans » B) qui provient de façon certaine d’un ancêtre commun non conservé. Par conjecture, j’ai corrigé le vers en « Lïepars volentiers s’espant ».

21 Louis Havet, Manuel de critique verbale appliquée aux textes latins, Paris, Hachette, 1911 [reprod. en fac.-sim. Roma, L’Erma di Breitschneider, 1967], cité par Robert Marichal, « La critique des textes », L’histoire et ses méthodes, dir. Charles Samaran, Paris, Gallimard, 1961, p. 1256.

22 Havet, Manuel de critique verbale, p. 110-111.

23 Ex. dans une traduction du Code de Justinien : « nos disons en la quinte loi que celui qui desfent puet desirrier que celui qui demande mostre ses escriz » (ms. Giessen, Universitätsbibliothek, 945, fol. 35a) ; les ms. Paris, BnF, fr. 497 et fr. 20121 omettent « desfent puet desirrier que celui qui ». Leur ancêtre présentait donc un saut-du-même-au-même. Alors que la main du scribe achevait, sous la dictée intérieure, de transcrire le passage finissant par « celui qui », son œil a repris la lecture trop loin, à un segment identique, sacrifiant le passage intermédiaire.

24 Eugène Vinaver, « Principles of textual emendation », Studies in French Language and Mediaeval LIterature Presented to Profesor Mildred K. Pope by Pupils, Colleagues and Friends, Manchester, Manchester University Press, 1939, p. 351-369.

25 Ibid.

26 Ibid., p. 360-361.

27 « Qui ne sait que l’on fait des barbarismes en écrivant, d’autres en parlant [...] que les uns sont barbarismes par addition, par omission, par substitution, par transposition et les autres par coupure, par contraction e syllabes, par aspiration, ou par fautes de prononciation » (Quintilien, Institutio Oratoria, I, 5, 6 ; trad. Jean Cousin, Paris, Les Belles Lettres, 1975, §1, 5, 6).

28 Distinction très nettement formulée dans l’édition de la Vie de saint Alexis par Gaston Paris, qui sépare la critique des leçons et la critique des formes (La vie de saint Alexis, poème du xie siècle et renouvellements des xiie, xiiie et xive siècles, éd. Gaston Paris et Léopold Pannier, Paris, Franck, 1872, p. 14). Quant au terme de « surface », également utilisé par G. Paris, et repris dernièrement par Lino Leonardi (voir par ex. Lino Leonardi et Richard Trachsler, « L’édition critique des romans en prose : le cas de Guiron le Courtois », Manuel de philologie de l’édition, éd. David Trotter, Berlin/Boston, De Gruyter, 2015, p. 44-80), il pose des problèmes théoriques, mais peut être utile pour décrire la pratique des philologues. Il resterait à approfondir le concept.

29 Un cas extrême est celui de la chanson Cors mot gentils, fons e grans mars d’apteza (BPP 558.12) de Ramon de Cornet, où les initiales et la mise en page donnent des indications pour le calcul de la nouvelle lune. Toute modification de surface risque ici de fausser le calcul et donc le sens du poème. Pour une édition commentée de cette pièce, cf. Marina Navàs Farré, Les chansons, les jeux-partis et la poésie didactique de Ramon de Cornet : édition critique, thèse pour le diplôme d’archiviste paléographe, École nationale des chartes, 2017, p. 329-336.

30 Voir l’étude novatrice de Gilbert Ouy, « Les orthographes de divers auteurs français des xive et xve siècles. Présentation et étude de quelques manuscrits autographes », Le Moyen français : recherches de lexicologie et de lexicographie. Actes du VIe Colloque International sur le Moyen Français (Milan, 4-6 mai 1988), t. I, éd. Sergio Cigada et Anna Slerca, Milano, Vita e Pensiero, 1991, p. 93-139.

31 Paul Lejay, « Aeli Donati quod fertur Commentum Terenti…, éd. Paul Wessner, t. I, Leipzig, Teubner, 1902 », Revue critique d’histoire et de littérature, n. s., 56, 1903, p. 168-172, ici p. 171.

32 Sebastiano Timpanaro, La genesi del metodo del Lachmann, Torino, UTET, 2003 [éd. antérieures 1963, 1981, 1985].

33 Dom Henri Quentin, Essais de critique textuelle (Ecdotique), Paris, Picard, 1926, p. $.

34 Dom Jacques Froger, La critique des textes et son automatisation, Paris, Dunod, 1968, p. 41.

35 Paolo Trovato, Everything You Always Wanted to Know about Lachmann’s Method. A Non-Standard Handbook of Genealogical Textual Criticism in the Age of Post-Structuralism, Cladistic and Copy-Text, Padova, Libreriauniversitaria.it, 2014, p. 115.

36 La numérotation des traductions est celle établie dans Frédéric Duval, Miroir des classiques.

37 Paul Maas, Textkritik, Leipzig, Teubner, 1950 [1ère éd. 1927]. Voir la trad. italienne de Nello Martinelli, abondamment commentée dans Elio Montanari, La critica del testo secondo Paul Maas. Testo e commento, Firenze, SISMEL-Edizioni del Galluzzo, 2003.

38 Du nom de Joseph Bédier. Sur Bédier, voir Alain Corbellari, Joseph Bédier, écrivain et philologue, Genève, Droz, 1997. Sur le « bédiérisme », voir Frédéric Duval, « À la recherche des bédiéristes et de leurs avatars », L’ombre de Joseph Bédier : théorie et pratique éditoriales au xxe siècle, éd. Craig Baker et al., Strasbourg, Eliphi, 2018, p. 181-206.

39 Plus généralement, l’erreur peut renseigner sur la réception d’un état du texte, notamment au niveau de sa compréhension par les copistes : une erreur correspond souvent à une forme mal comprise parce que méconnue. L’erreur est alors riche d’enseignement pour la linguistique variationnelle, qu’il s’agisse de la diastratie, de la diatopie ou de la diachronie.

Pour citer ce document

Par Frédéric Duval, «Les concepts d’erreur ou de faute en critique textuelle», Textus & Musica [En ligne], 1 | 2020 - "Qui dit tradition dit faute ?" La faute dans les corpus chantés du Moyen Âge et de la Renaissance, Les numéros, mis à jour le : 05/03/2021, URL : https://textus-et-musica.edel.univ-poitiers.fr:443/textus-et-musica/index.php?id=133.

Quelques mots à propos de :  Frédéric Duval

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