Le Manuscrit du Roi, un chansonnier que le prince de Morée Guillaume de Villehardouin n’a sans doute jamais connu

Par Vladimir Agrigoroaei
Publication en ligne le 15 septembre 2022

Résumé

The article calls into question the identification of the Manuscrit du Roi (Paris, BnF, f. fr. 844) with a gift offered to Guillaume de Villehardouin on the occasion of his third and last marriage to Anne/Agnes, daughter of the despot of Epirus. The ambiguous presence of two pieces attributed to a prince de le mouree at the head of the collection, followed by texts attributed to a cuens dangou, can lead to the identification of several other sponsors and addressees, yet these other identifications cannot be in any way preferable to other identifications, in a context different from that of Frankish Morea and Angevin Naples.

L’article remet en cause l’identification du Manuscrit du Roi (Paris, BnF, f. fr. 844) avec un cadeau offert à Guillaume de Villehardouin à l’occasion de son troisième et dernier mariage avec Anne / Agnès, fille du despote d’Épire. La présence ambigüe de deux pièces attribuées au prince de le mouree en tête du recueil, suivies par des textes attribués à un cuens dangou permet d’identifier de la même manière plusieurs autres commanditaires et destinataires, sans que ces autres identifications ne soient nullement préférables par elles-mêmes à d’autres identifications, dans un contexte différent de celui de la Morée franque et de la Naples angevine.

Mots-Clés

Texte intégral

Le présent article traduit, réorganise et amplifie la démonstration présentée dans un livre de l’auteur (The Culture of Latin Greece : Seven Tales from the 13th and 14th centuries, Leiden, Brill, “East Central and Eastern Europe in the Middle Ages, 450-1450”, sous presse).

1Deux chansons du xiiie siècle, copiées aux f. 2r-v de la collection de cinq cent pièces que l’on appelle Manuscrit du Roi (le manuscrit de Paris, BnF, f. fr. 844), sont attribuées à un certain « prince de Morée », désigné simplement comme li prince de le mouree. Une hypothèse proposée par J. Haines considère que le commanditaire du recueil serait le deuxième auteur de la même collection, représenté au f. 4r du même manuscrit, un comte anonyme d’Anjou (li cuens dangou). En conséquence, le recueil serait un cadeau que Charles, comte d’Anjou (1246-1285) et futur roi de Naples (1266-1285) aurait pu offrir au prince Guillaume de Villehardouin (1246-1278) à l’occasion du mariage de ce dernier avec la fille du despote d’Épire, Anne (ou ‘Agnès’ dans l’inscription de sa pierre tombale), en 12581. J. Haines pense que l’histoire du manuscrit is closely linked to that of William’s three wives, et annonce dans la même phrase : I shall order my discussion following these women: The anonymous lady of Toucy, Carintana dalle Carcere, and Anna Doukaina of Epiros2, sans expliquer précisément comment il arrive à cette conclusion en premier lieu. L’hypothèse de travail est énoncée à plusieurs reprises, mais cela ne la rend pas préférable à d’autres hypothèses de travail.

2Or, l’identification du comte anonyme d’Anjou représenté au f. 4r du manuscrit avec le jeune Charles d’Anjou semble peu vraisemblable. La raison obvie de l’identification de J. Haines est qu’elle privilégie une certaine datation du Manuscrit du Roi3, mais on peut difficilement imaginer comment Charles d’Anjou, en tant que jeune comte, bien avant sa conquête de l’Italie du Sud, souhaitait présenter un manuscrit (encore inachevé) à Guillaume de Villehardouin lors de sa troisième et dernière cérémonie de mariage4. À cette occasion, le prince de Morée devenait non seulement beau-fils du despote d’Épire, mais aussi beau-frère de Manfred, roi de l’Italie du Sud (1258-1266), celui tué par le même Charles d’Anjou lors de la bataille de Bénévent (26 février 1266). Le 2 juin 1259, Manfred épousait Hélène Ange Doukas, sœur d’Anne / Agnès (l’épouse de Guillaume de Villehardouin). Quelques mois plus tard, Manfred de Sicile envoyait plusieurs chevaliers de son royaume en aide de Michel II Doukas despote d’Épire, son beau-père, et du prince de Morée Guillaume de Villehardouin, son beau-frère, alliés lors de la bataille de Pélagonia (septembre 1259) contre le général byzantin Jean Paléologue, frère l’empereur de Nicée Michel VIII Paléologue5. Difficile à imaginer, dans ce contexte politique précis, comment le comte d’Anjou aurait pu offrir le Manuscrit du Roi en cadeau de mariage6.

3Imaginons quand même que le cadeau marque un autre évènement. Si l’on admet que le choix des deux premiers auteurs du recueil de chansons en langue vernaculaire (le prince de Morée et le comte d’Anjou) cache des allusions au destinataire et au commanditaire, rien n’indique que li prince de le mouree soit Guillaume de Villehardouin. Pourquoi pas son frère ou son père ? Il n’y a aucune raison de dater ces deux chansons d’avant ou d’après le 6 mai 1246, date de la mort de Geoffroi II de Villehardouin, frère aîné de Guillaume (1229-1246). De plus, la datation du manuscrit ne peut être que postérieure à la datation des deux poèmes qui ne contiennent aucune référence contextuelle. Les références hypertextuelles – à leurs modèles littéraires – ne font que témoigner d’un manque d’inventivité de l’auteur des deux chansons. Or, si Geoffroi II de Villehardouin était cet auteur, ceci expliquerait en partie le portrait courtois que lui fait la Chronique de Morée, où il devient protagoniste d’une bizarre histoire du vol d’une épouse impériale ; ou le portrait fait par le chroniqueur vénitien Sanudo, qui imagine une aetas aurea à la cour de Morée, puisque Geoffroy II aurait été accompagné par une suite de quatre-vingts chevaliers français de souche7. Cependant, cette dernière exagération s’explique par la trame du récit de Sanudo, qui venait de raconter comment Guillaume avait fait venir trois de ses nièces du comté de Champagne pour les marier aux seigneurs d’Athènes, de Salone et à l’un des triarches d’Eubée ; tout en ayant besoin de raconter ensuite la rencontre de Saint Louis, roi de France, et Guillaume de Villehardouin, pendant la septième croisade8. En réalité, nous n’avons aucune possibilité d’évaluer la vérité de ces histoires transcrites au tournant du xive siècle. C’est pourquoi d’autres solutions sont également envisageables.

4Pourquoi pas Philippe de Sicile, fils de Charles d’Anjou, fiancé avec Isabelle, fille de Guillaume de Villehardouin, en 1267 ? Dans ce cas, le ‘cadeau’ pouvait être confectionné et / ou offert avant ou après le 28 mai 1271, date de leur mariage. Et si ce n’était pas un cadeau de mariage, il serait offert avant 1277, date du décès de Philippe. Ou – pourquoi pas – encore plus tard, avant ou après le 16 septembre 1289, date du second mariage de la même Isabelle avec Florent de Hainaut, l’un des héros du Tournoi de Chauvency, évènement décrit par le trouvère Jacques Bretel9. Nous devons de nous poser la question : qui est-ce li prince de le mouree ? Tout dépend de la datation du manuscrit et de la datation des deux chansons transcrites aux f. 2r-v. Pourquoi ne pas imaginer que l’auteur des chansons serait Guillaume I de Champlitte, fondateur de la principauté d’Achaïe (1205-1208/1209) ? Ou Geoffroi I de Villehardouin (1208/1209-1229), père de Geoffroi II et de Guillaume II ? N’importe quel « prince » de « Morée » fait l’affaire.

5En outre, l’identification de l’auteur des deux poèmes soi-disant ‘moréotes’ ne veut pas dire que l’on a identifié le destinataire du recueil. Si l’on tolère la conjecture que l’auteur des deux chansons serait Guillaume de Villehardouin, la liste des destinataires ou commanditaires ne fera que s’accroître. On peut penser à Leonardo da Veroli, chancelier du prince de Morée, signataire du traité de Viterbe au nom de Guillaume (en 1267) et futur maître des comptes de Charles d’Anjou en Italie (après 1275). Par ailleurs, J. Haines conjecture que Léonard de Veroli pouvait posséder un recueil de chansons. Il compare l’inventaire des livres en possession de ce dernier à sa mort en 1281 à Naples à l’inventaire des livres d’Eudes de Nevers, décédé en Terre Sainte en 126610. Or, Eudes de Nevers possédait un chansonnier et deux chansons de geste (probablement un ou plusieurs textes de la Geste des Lorrains et une ou plusieurs chansons ou chroniques de croisade) – le document mentionne effectivement Li dui grant romanz et li Chançoners pro XXXIbes. Ce fu li romanz des Loheranz et li romanz de la terre d’outre mer, et li Chançoners11 –, mais Leonardo da Veroli ne possédait aucun chansonnier. Il est vrai que la bibliothèque de Leonardo da Veroli comptait beaucoup plus de livres12, mais ces quatorze livres avaient des utilisations précises, car ils étaient liturgiques ou scientifiques, i.e. de droit, médicine, usages privés, etc13.

6Un autre commanditaire pourrait être Guy de la Roche, duc d’Athènes (vers 1225-1263), car il a fait un voyage pénitentiel en France en même temps que le troisième mariage du prince de Morée (1258/1259-1260). Guy a été jugé par Saint Louis pour sa rébellion contre Guillaume de Villehardouin, récemment devenu son seigneur. À ce propos, n’oublions pas que le Manuscrit du Roi a été probablement produit à Arras. Or, les cadeaux, en règle générale, sont très divers de par leur utilité. Certains servent à consoler, pacifier ou serer les liens entre deux ex-ennemis. En outre, il est aussi possible d’imaginer un commanditaire comme le galant Geoffroi de Briel / Bruyères. Ce baron de Karytaina et de Skorta, neveu et successeur potentiel de Guillaume de par sa sœur, est décédé en 1275. La Chronique de Morée raconte bien des histoires à son propos, y compris une escapade amoureuse en Italie du Sud avec la jeune épouse d’un de ses vassaux, dont la vérité demeure bien évidemment discutable, car l’histoire est trop romancée. Cependant, acceptons toutefois que les poèmes et chansons d’amour doivent plaire à quelqu’un comme le charmant Geoffroi de Briel.

7Enfin, si Guillaume devenait vassal de Charles d’Anjou en 1267, cela suggérerait que le chansonnier parisien serait fait pour Charles d’Anjou, sans intervention de la part du prince de Morée, avant ou après la mort de ce dernier le 1er mai 1278. Rien n’empêche de conjecturer que tous ces destinataires puissent devenir commanditaires (pas seulement Charles d’Anjou, mais aussi son fils Charles II d’Anjou). Etc. Etc. Etc. En effet, la mention des poètes siciliens et du fait que Prince William’s songbook ‘débarque’ (falls) into this international trade of written-out Romance-language song – s’il est vraiment possible que le manuscrit Paris, BnF, fr. 844 most resembles the Italian and Sicilian editions [sic !] of Romance songs, assertion dont je ne peux évaluer ni l’exactitude, ni la portée14– tous ces aspects invitent à appliquer une grille de lecture différente, constituée en rapport avec la sociopolitique du Royaume de Sicile et non pas avec celle de la Principauté de Morée.

8Ma démonstration n’a besoin de s’appuyer sur aucune donnée fournie par le manuscrit proprement dit. Une contextualisation historique suffit pour montrer que l’hypothèse de travail de J. Haines a été constituée de manière arbitraire. Cependant, la portée considérable de cette hypothèse en matière de sociopolitique la rend bien évidemment populaire. Puisque les interprétations en clé de lecture sociopolitique ont désormais des racines anciennes dans les domaines littéraires de la médiévistique, certains chercheurs ont imaginé des scénarios encore plus sociopolitisés. Ainsi, le mélange de langue occitane et française dans l’une des pièces du Manuscrit du Roi dissimulerait, semble-t-il, une esthétique consciente de la parodie, appréciée par la noblesse francophone de la principauté de Morée, noblesse qui craindrait tout de même l’altérité croisée-byzantine15. S’ajoute le chapitre d’un livre récent qui façonne – à l’instar des littératures ‘anglo-normande’ ou ‘slavo-roumaine’ – une littérature soi-disant ‘moréote’ et / ou ‘franco-byzantine’, avec le matériel du client : les deux chansons françaises que le chansonnier de Paris attribue au prince de Morée ; la Chronique de Morée en version grecque démotique ; et le poème, toujours en grec démotique, sur la Guerre de Troie16. Inutile d’affirmer qu’une somme de trois ou quatre textes littéraires ne justifie pas l’invention ex nihilo d’une littérature. Une telle littérature n’a jamais existé (auparavant) et son existence (d’ores et déjà) passe par le détournement du fait littéraire vers le domaine d’action de la sociopolitique.

9La sociopolitique est foisonnante justement parce que le peu de données dont nous disposons aujourd’hui pour reconstituer le contexte d’un texte ou d’une œuvre d’art médiéval(e) se fonde en grande partie sur des chroniques et des actes, qui nous parlent d’abord de l’histoire évènementielle, puis – en moindre mesure, mais une mesure importante tout de même – de ses reflets sociaux. La lecture en clé sociopolitique constitue une anamorphose de l’acte culturel médiéval, une particularité déviante dictée par la perspective. Tel est le cas de l’hypothèse de travail ci-discutée, où le fait que nombre de croisés ont circulé dans la Méditerranée orientale devient une raison d’être pour la compilation du Manuscrit du Roi. S’appuyant sur le fait que le nombre d’auteurs-compositeurs croisés de ce recueil est relativement important, l’hypothèse de J. Haines proclame que the main catalyst for William’s songbook was the Seventh Crusade, mais son seul argument réel est que la Septième Croisade a été one of the major international events of the thirteenth century17. La vérité est que la Septième Croisade est en effet commode. De par sa taille, elle permet de réunir sous le même chapeau évènementiel un grand nombre de chevaliers appartenant aux familles célèbres de l’époque – de France aussi bien que d’Outremer. Rien de plus, rien de moins.

10J. Haines insiste que l’ordre des chansons dans le recueil serait loose hierarchical – ‘hiérarchique’ pour justifier l’interprétation sociopolitique ; ‘faible, desserré’ parce que cette hiérarchie n’est pas du tout manifeste18–, sauf que la lassitude de la table des matières n’est qu’un effet de perspective. La méthode de travail s’appuie sur des longues listes généalogiques et matrimoniales qui décideraient les implications politiques des deux premiers mariages du prince Guillaume19. Pour ne donner qu’un exemple, quand il affirme que Thiébaut II de Bar (comte de Bar en 1240-1291) s’est marié avec Jeanne de Toucy – A decade or so after William’s marriage, Thibaut II Count of Bar, one of the knights sitting next to William in the first gathering of our chansonnier, also married into the Tourcy family20– J. Haines ne dit pas que cette Jeanne vivait en France et qu’elle avait peu en commun avec la lignée Outremer de la famille de Toucy, dont est issue l’épouse de Guillaume de Villehardouin21.

11Le problème de la grille de lecture matrimoniale est que tout le monde se mariait avec tout le monde dans ces familles croisées de l’Outremer, de l’Italie et de la France. Ils étaient tous des ‘cousins’ et des ‘cousines’. Si l’on applique la grille de lecture matrimoniale, Leonardo da Veroli peut également justifier la présence de Thiébaut II de Bar dans le recueil, car Leonardo était marié à la sœur de l’épouse de Guillaume – Marguerite de Toucy. La démonstration de J. Haines est donc trop faible pour affirmer que la composition du recueil se justifie par le fait que William fostered political alliances with the French crown and with Burgundy, thanks to his connections with the Toucy family22. La réponse à la question (rhétorique) did William have ambitions to become emperor of Constantinople at this time ? ne peut pas être there is good reason to believe so23. Le pape est mis en scène comme une sorte de deux ex machina24, mais le fait de se marier avec la fille d’un véronais (décédé) d’Eubée ne veut pas dire que cela aiderait Guillaume à réclamer le trône constantinopolitain. Quant au fait que la plupart de ces croisés (auteurs du recueil) pouvaient être liés au prince de Morée d’une manière ou d’une autre, ce n’est que le reflet prévisible d’un fait banal : les familles croisées étaient liées les unes aux autres dans la jungle matrimoniale du xiiie siècle. La plupart des familles d’Outremer étaient déjà liées aux grandes familles de France dès leur deuxième, troisième ou quatrième génération. C’est juste une illusion du regroupement. Le balayage de l’histoire de la première moitié du xiiie siècle crée l’illusion que nombre de données plus ou moins liées à la vie, famille ou activité du prince de Morée seraient importantes dans l’interprétation de la structure du Manuscrit du Roi, mais ces regroupements sont arbitraires.

12Dans la démonstration de J. Haines, les bouleversements imprévus des regroupements matrimoniaux et généalogiques sont redressés par des regroupements adjoints, aléatoires, qui récréent l’illusion d’une hiérarchie ou d’un ordre. Ainsi, prominent French knights from the Fourth Crusade mentioned by William of Villehardouin’s great-uncle Geoffrey of Villehardouin (see fig. 6 below) occur in William’s songbook (gatherings 6, 8, 11, and 12 in table 3 : […]). La mention du chroniqueur de la Quatrième Croisade n’a évidemment aucune logique : le prince et le chroniqueur sont issus de la même famille, bien que cela ne justifie rien dans ce cas précis25. De la même manière, pour sortir de la longue parenthèse qu’il fait sur l’Italie du Nord et pour arriver enfin à la ville d’Arras26, J. Haines affirme qu’Arras serait la Venise de la France du Nord27, puis il ajoute : in all of France – or Europe for that matter – one of the greatest rival merchant centers to Venice was Arras ; plus tard, Arras, with its prestigious [sic] Picard dialect, had a literary tradition far superior to that of its rival Venice ; et given the position of Arras as the main competitor to Venice for the trade in the Levant, communication between the Morea and Arras would have been practically unavoidable28.

13Les pièces religieuses du recueil sont abordées suivant la même logique. Ainsi leur présence dans le Manuscrit du Roi s’expliquerait par le fait que Guillaume de Villehardouin aurait demandé – le personnage littéraire du prince, sur son lit de mort, dans la version romancée de la Chronique de Morée, version grecque – aurait demandé que de l’ornate music and rituals soient performed at Andravida by cantors and celebrants en sa mémoire29. Cette dévotion particulière du prince – la dévotion de tout homme médiéval – permettrait de deviner le contenu du feuillet initial du recueil (maintenant perdu) : une représentation en pleine page de la Vierge, qui précéderait les pièces mariales (en l’absence de tout autre argument). Le chercheur prend la version romancée de la Chronique de Morée pour une réalité historique et produit une conjecture de la conjecture : ce serait une Vierge de type croisé, car ‘le poulain français se mêlait aux Grecs indigènes’ (French ‘colt’ mingling with native Greeks). Enfin, cela expliquerait la familiarité de Guillaume avec la Byzantine religious art et les crusader liturgical books30. Inutile de dire que la qualité de chrétien croyant n’éclaire pas la présence des pièces mariales au début du chansonnier, ni ne rend Guillaume préférable à un autre commanditaire ou destinataire. Leonardo da Veroli, Charles d’Anjou, Geoffroi de Briel, Geoffroi II de Villehardouin et tous les autres étaient eux-aussi croyants.

14Le rôle joué par la littérature française dans le Péloponnèse sous occupation latine a été exagéré. Pour J. Haines, le manuscrit parisien serait intended for Prince William as an emblem of his power and his connection to important rulers of his day, especially the French royal family31, mais l’argumentation s’appuie sur le texte de Sanudo, qui témoignerait de la splendeur des Villehardouin. On oublie de mentionner que le vénitien a écrit plus tard (1328-1333) et qu’il ne faisait qu’imaginer une aurea aetas d’une Morée qui n’existait plus32. Je ne remets pas en cause la possibilité que l’élite des terres grecques occupées par les Latins (Péloponnèse, Attique, Béotie ou Eubée) soit connectée à la vie culturelle de l’Occident. J’ai pour autant du mal à identifier une preuve réelle que les formes nouvelles typiques de la vie culturelle occidentale – ce manuscrit, dans l’occurrence – ont été produites ou commanditées en (ou pour la) Morée. Le milieu moréote des xiiie-xive siècles était un lieu de consommation littéraire, une zone d’importation ou une sorte d’annexe (culturelle) de l’Italie méridionale angevine33. Il ne participait pas au développement de l’art ou de la littérature française de son époque. Les expériences artistiques et littéraires de la Grèce occupée par les Latins, aussi rares soient-elles, n’ont jamais réellement produit d’écho en France. Un poète comme Rutebeuf est parmi les rares (et seuls) auteurs à mentionner la Morée, mais il ne comprend pas grand-chose des intrigues politiques et militaires de la Méditerranée orientale quand il raconte, après les gémissements de la race humaine, que la Morée était envahie par des ‘fumiers / ordures’ :

Nos en sons bien entrei en voie.
N’i at si fol qui ne le voie,
Quant Coustantinoble est perdue
Et la Moree se ravoie
A recevoir teile escorfroie [...]34.

15Les deux textes en grec démotique évoquées comme preuve possible d’une littérature ‘moréote’ ou ‘franco-byzantine’ par les recherches qui développent l’hypothèse de J. Haines ne s’inscrivent pas dans le même climat culturel que les deux chansons ‘princières’ du xiiie siècle. Le poème démotique sur la guerre de Troie et la version démotique, en vers politiques, de la Chronique de Morée témoignent plutôt de la manière, tardive (du tournant du xive siècle), dont la culture française s’est greffée sur une tradition littéraire grecque préexistante.

16La conclusion se dessine alors toute seule. Parce que les deux chansons de li prince de le mouree n’apparaissent pas dans un autre recueil, et que leur sujet et contenu ne sont pas non plus très originaux, ce serait raisonnable d’imaginer que le destinataire du recueil du Manuscrit du Roi serait quelqu’un impliqué dans la vie socio-politique de la Méditerranée orientale. Je ne sais pas si Charles d’Anjou a offert ce manuscrit à son fils Philippe ; si Isabelle de Villehardouin l’a offert à sa sœur Marguerite ; si Guy de la Roche l’a offert à son beau-fils Geoffroi de Briel ; si Geoffroi de Briel l’a donné à son oncle, le prince Guillaume ; si Leonardo da Veroli l’a offert à sa femme Marguerite de Toucy ; ou si Nicolas III de Saint-Omer l’a offert en cadeau à Anne / Agnès de Villehardouin, veuve du prince Guillaume, lors de leur (re-)mariage vers 1280. Je peux ajouter d’autres dei et deae ex machinis, qui justifieraient également la présence des deux chansons du « prince de Morée » dans le recueil – Guillaume d’Autremencourt, seigneur de Salona, à Charles d’Anjou, après le traité de Viterbe (1267) ; Ancelin de Toucy à Guillaume de Villehardouin après la bataille de Makryplagi (vers 1263-1264) ; ou un tel vassal sud-italique à Anne / Agnès de Villehardouin, quand cette dernière a échangé une partie de ses terres moréotes pour la moitié des possessions de Leonardo da Veroli en Italie méridionale (septembre 1281). Cependant, il se peut aussi que la présence des deux pièces en tête du recueil ait une autre raison. Dans ce dernier cas, ces reconstitutions deviennent absurdes, parce qu’elles ne prennent pas en compte les aléas de l’histoire de l’individu – soit-il commanditaire, copiste, enlumineur, etc.

17Les interprétations du manuscrit du Roi comme cadeau possible pour (ou de la part) de Guillaume de Villehardouin reposent sur au moins deux biais méthodologiques : le « biais de confirmation d’hypothèse » – autrement dit, le fait de privilégier les données qui confirment les idées préconçues – et l’« illusion des séries » – l’interprétation des regroupements de données qui sont pour autant distribuées de manière aléatoire, le fait de percevoir à tort des coïncidences dans des données au hasard. L’équivoque (de nature historique) créée par la présence des deux textes au début du recueil du Manuscrit du Roi ne peut pas être levé par l’emploi d’une méthode de recherche socio-politisante. La seule manière d’éviter l’embarras de l’ambigüité historique est d’identifier une cohérence interne du recueil, autrement dit de chercher à comprendre la logique des deux pièces dans le manuscrit même et non pas dans le contexte historique.

Notes

1 John Haines, « The Songbook for William of Villehardouin, Prince of the Morea (Paris, Bibliothèque nationale de France, fonds français 844): A Crucial Case in the History of Vernacular Song Collections », in Viewing the Morea. Land and People in the Late Medieval Peloponnesus, dir. Sharon E. J. Gerstel, Washington DC, Dumbarton Oaks, 2013, p. 57-109, qui s’appuie sur une ancienne hypothèse de Les Chansonniers des troubadours et des trouvères : Le Manuscrit du Roi, fonds français no. 844 de la Bibliothèque Nationale, éd. Jean Beck, Louise Beck, 2 vol., Philadelphia / Londres, University of Pennsylvania Press / Oxford University Press, 1938, vol. 2, p. 207-209.

2 Haines, « The Songbook », p. 75.

3 Ibid., p. 59, fig. 1 ; cf. p. 60.

4 Ibid., p. 102.

5 Pour cet événement, voir Juho Wilskman, « The Campaign and Battle of Pelagonia 1259 », Byzantinos Domos, 17-18, 2009-2010, p. 131-174.

6 Pour les références historiques du présent article, voir Jean Longnon, L’Empire Latin de Constantinople et la Principauté de Morée, Paris, Payot, 1947 ; Deno John Geanakoplos, Emperor Michael Palaeologus and the West, 1258-1282: A Study in Byzantine-Latin Relations, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1959 ; Antoine Bon, La Morée franque : Recherches historiques, topographiques et archéologiques sur la principauté d’Achaïe, Paris, De Boccard, 1969 ; Kenneth M. Setton, The Papacy and the Levant (1204-1571), Volume I: The Thirteenth and Fourteenth Centuries, Philadelphie (Penn.), The American Philosophical Society, 1976 ; Donald M. Nicol, The Last Centuries of Byzantium, 1261-1453, Cambridge, Cambridge University Press, 1993 [2e éd.] ; John Van Antwerp, The Late Medieval Balkans: A Critical Survey from the Late Twelfth Century to the Ottoman Conquest, Ann Arbor (Mich.), University of Michigan Press, 1994.

7 Cf. Chroniques gréco-romaines, inédites ou peu connues, publiées avec notes et tables généalogiques, éd. Charles Hopf, Berlin, Librairie de Weidmann, 1873, p. 100-101.

8 Cf. Chroniques gréco-romaines, p. 101-102.

9 Pour cet autre texte, voir Jacques Bretel, Le Tournoi de Chauvency, éd. Maurice Delbouille, Liège / Paris, H. Vaillant-Carmanne / E. Droz, 1932.

10 Haines, « The Songbook », p. 70.

11 A.-M. Chazaud, « Inventaire et comptes de la succession d’Eudes, comte de Nevers (Acre 1266) », Mémoires de la Société Nationale des Antiquaires de France, 32, 1871, p. 164-206, ici p. 188. Cf. Jaroslav Folda, Crusader Art in the Holy Land, From the Third Crusade to the Fall of Acre, 1187-1291, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, p. 357, qui identifie les deux textes épiques avec Garin le Lorrain et l’Eracles de Guillaume de Tyre.

12 I registri della Cancelleria angioina, ricostruiti da Riccardo Filangieri con la collaborazione degli archivisti napoletani, XXIV. 1280-1281, éd. Jole Mazzoleni, Renata Orefice, Naples, Presso l’Accademia, 1976, p. 177: Item in alio pari uno de scrineis veteribus libris de romanzis IX, liber unus qui in principio intitulatur Genes, constitutiones Regni. Volumen unum in quo est libellus Rofredi super iure civili et libellus eius super iure canonico, et liber Goffredi de Trano, Tacuinum unum, liber medicinalis unus qui est quaterni IV, liber grecus unus, libellus unus de modo mendendi, sclaccorum par unum de ebore et ebano, tabularum par unum de ebore et ebano, summa aczonis una, decretum unum, liber decretalium unus. Romanzi V, breviarium unum, cronica una, Biblia una, par de bilangiis unum. Tabularium unum de ebore cum talibus, de scrineis longis par unum veteribus cum diversis elactuariis cum frenis ad aurum II et virga de ebano una et clava ferrea una.

13 Je suis pour autant d’accord avec la division de J. Haines des items de cet inventaire en deux groupes de neuf et cinq livres. Cf. Isabelle Ortega, « L’inventaire de la bibliothèque de Léonard de Véroli. Témoignage des influences occidentales et orientales dans la principauté de Morée à la fin du xiiie siècle », in Christophe Picard, Emmanuel Huertas, Hicham El Aallaoui, Isabelle Ortega, Thomas Tanase, « Recours à l’écrit et validation du document entre Orient et Occident », in L’Autorité de l’écrit au Moyen Âge (Orient-Occident). XXXIXe Congrès de la SHMESP (Le Caire, 30 avril-5 mai 2008), Paris, Publications de la Sorbonne, 2009, p. 197-201 (et p. 189-210 pour l’article commun), ici p. 197, qui parle de neuf romanz, différents des autres livres de la liste, et de cinq autres romanz à la fin, sans se rendre compte que le mot romanz concerne la langue des livres en nom pas le genre littéraire.

14 Haines, « The Songbook », p. 72, 73.

15 Cf. Terrence Cullen, « A Pastourelle in Outremer: The Cultural Politics of Hybridity in L’Altrier Cuidai Aber Druda », Neophilologus, 103/2, 2019, p. 171-187.

16 Cf. Gill Page, « Literature in Frankish Greece », in A Companion to Latin Greece, dir. N. I. Tsougarakis, P. Lock, Leiden, Brill, 2014, p. 288-325 (dont les p. 292-303 sont effectivement une synthèse de l’article de J. Haines).

17 Haines, « The Songbook », p. 88.

18 Ibid., p. 82.

19 Cf. ibid., p. 75-97.

20 Ibid., p. 80-81.

21 Dans cette partie de la démonstration, Thiébaut II de Bar devient un commanditaire alternatif du recueil (ibid., p. 91).

22 Ibid., p. 83.

23 Ibid., p. 86-87.

24 Ibid., p. 87.

25 Cf. ibid., p. 75.

26 Voir e.g. ibid., p. 71.

27 Ibid., p. 73.

28 Ibid., p. 96.

29 Ibid., p. 84.

30 Cf. ibid., p. 84.

31 Ibid., p. 60.

32 Cf. ibid., p. 57.

33 Pour une opinion différente, voir Fabio Zinelli, « The French of Outremer Beyond the Holy Land », in The French of Outremer : communities and communications in the Crusading Mediterranean, dir. Laura K. Morreale, Nicholas L. Paul, New York, Fordham University Press, 2018, p. 221-246, ici p. 223-225, qui considère que la Grèce continentale faisait partie de la même aire culturelle que le monde égéen – y compris Rhodes, malgré les rapports culturels de cette dernière île avec Chypre (qui n’est pas traitée en raison de sa proximité avec la Terre Sainte). La démonstration est construite autour de la version Prose 1 du Roman de Troie, supposément rédigée à Corinthe (dont l’explicit prétend que la source a été trouvée dans une armoire de l’église Saint-Paul à Corinthe). F. Zinelli exprime également la perspective d’une aire culturelle reliant la Morée à Naples, voir Fabio Zinelli, « “je qui li livre escrive de letre en vulgal” : scrivere il francese a Napoli in età angioina », in : Boccaccio angioino. Materiali per la storia culturale di Napoli nel Trecento, éd. G. Alfano, M.-T. D’Urso, A. Perriccioli Saggese, Bern, Peter Lang, 2012, p. 149-173, surtout p. 156-157, 166-167, 170. Pour plus de détails concernant l’hypothèse d’une origine grecque continentale de ce texte, voir Luca Barbieri, « Les versions en prose du Roman de Troie : état des recherches et perspectives », in Pour un nouveau répertoire des mises en prose. Roman, chanson de geste, autres genres, dir. Maria Colombo Timelli, Barbara Ferrari, Anne Schoysman, Paris, Classiques Garnier, 2014, p. 31-67, ici p. 48 ; cf. Luca Barbieri, « La versione angioina dell’Histoire ancienne jusqu’à César. Napoli crocevia tra cultura francese e Oriente latino », Francigena, 5, 2019, p. 1-26, ici p. 3. Pour une réfutation de l’origine soi-disant corinthienne de Prose 1, voir Agrigoroaei, The Culture of Latin Greece (cf. note 1). Corinthe n’avait pas d’église consacrée à saint Paul ; le vocable est clairement inspiré des deux épîtres aux Corinthiens. L’origine corinthienne est une fabrication à partir d’une erreur dans le manuscrit H du Roman de Troie (Corincus à la place de Cornelius ; cf. Barbieri, « Les versions en prose », p. 47, note 2). La mode des origines prétendument grecques fait surface dans d’autres textes. Voir à ce propos les manuscrits E, F, H, I de Landomata (texte trouvé dans la même armoire de l’église Saint-Paul de Corinthe), J, K, L (armoire d’une église Saint-Pierre, quelque part en Orient), ou Z (une armoire, sans précisions) ; John William Cross, Le Roman de Landomata. A critical edition and study, thèse de doctorat, Université de Connecticut, 1974, p. 39.

34 Rutebeuf, Œuvres complètes, texte établi, traduit, annoté et présenté, édition revue et mise à jour, éd. Michel Zink, Paris, Le Livre de Poche, 2001, p. 402 (et la note 3 des p. 402-403).

Pour citer ce document

Par Vladimir Agrigoroaei, «Le Manuscrit du Roi, un chansonnier que le prince de Morée Guillaume de Villehardouin n’a sans doute jamais connu», Textus & Musica [En ligne], Les numéros, 6 | 2022 - Varia, Articles, mis à jour le : 16/01/2023, URL : https://textus-et-musica.edel.univ-poitiers.fr:443/textus-et-musica/index.php?id=2350.

Quelques mots à propos de :  Vladimir Agrigoroaei

Chargé de recherche CNRS

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