Entretien sur le chant dominicain féminin avec Brigitte Lesne (Ensemble Discantus)

Par Kristin Hoefener
Publication en ligne le 07 avril 2023

Texte intégral

1Au cours de cet entretien, nous abordons différents thèmes : tout d'abord la relation entre musicologues et musiciens - particulièrement importante dans le domaine de la musique ancienne -, ensuite la recherche et l'interprétation. Cette dernière question nécessite une définition des termes « interprétation » et « performance », qui se sont peu à peu imposés comme deux sœurs dans le langage musicologique français. Le terme « performance », emprunté à l'anglais, recouvre dans le contexte de la musique ancienne deux champs, celui de l'interprétation historiquement informée, liée à la pratique de la musique, et celui des « performance studies »1, plus conceptuelles.

2Dans le cadre de mes récentes recherches sur le chant dominicain2, j'ai rencontré deux interprètes et directeurs artistiques, Brigitte Lesne et Marcel Pérès3. Nous avons parlé de leur parcours, des premières idées de programmes, de l'évolution de leurs concepts artistiques et du processus qui mène des chants notés sur des manuscrits médiévaux à l'univers sonore unique de chaque ensemble.

3Dès la fondation de l’ordre dominicain, Dominique de Guzman créa des maisons de religieuses, d'abord à Prouille, près de Toulouse, puis à Madrid et à Rome. Le nombre de couvents de femmes est documenté pour la fin du xiiie et le xive siècle : 58 en 1277, 141 en 1303, pour se stabiliser autour de 157 en 13534. Contrairement aux frères prêcheurs, les dominicaines n'avaient pas l’obligation d'étudier et de prêcher. Elles pouvaient donc se concentrer pleinement sur leur vie contemplative. Leurs offices, exécutés dans l’église conventuelle, constituaient le centre de leur vie quotidienne, comme dans les communautés bénédictines ou cisterciennes. Afin de réglementer la vie et la liturgie des couvents des dominicaines, Humbert de Romans formula des statuts pour les sœurs de Montargis, en prenant pour modèle les Constitutions des frères. Ces statuts, dits « de Montargis », ont été approuvés par le chapitre général de 1259 pour toutes les sœurs, et confirmés avec les révisions de la liturgie par Clément IV en 12675.

4Je me suis entretenue à propos du chant médiéval des Dominicaines le 12 décembre 2022 avec Brigitte Lesne, la directrice artistique de l'ensemble vocal féminin Discantus. La récente réalisation du CD Nova Sonet Harmonia : Huitième centenaire des Dominicains6 nous a donné l'occasion de dialoguer à la fois sur le chant dominicain mais également sur le travail de recherche et de création artistique.

KH : Il est évident que saint Dominique joue un rôle central chez les frères prêcheurs et leur branche féminine. Le choix de chants en l'honneur du saint fondateur, que vous avez fait pour l’enregistrement, est-il plutôt lié à la figure emblématique de Dominique ou aux spécificités et à la qualité musicale des chants ?

BL : C'est à l'occasion de la célébration du 8e centenaire de la fondation de l’ordre dominicain que nous avons créé ce programme en 2016. En commençant le travail de recherche sur saint Dominique, j'ai tout d'abord été frappée par la place accordée aux femmes dès le début de la fondation de l'ordre, à Prouille, et également par l'ampleur du corpus de manuscrits musicaux en usage chez les sœurs dominicaines ; cet aspect féminin m’a particulièrement intéressée. Pour le choix du répertoire, la lecture des principaux épisodes de la vie de saint Dominique au travers des textes des nouveaux chants composés en son honneur m'a orientée vers une première sélection de compositions (antiennes, hymnes, répons), basée à la fois sur leur qualité narrative, et bien sûr, sur leur intérêt musical, sachant que beaucoup d'entre elles sont des emprunts de chants plus anciens. Par la suite, ma recherche s'est peu à peu élargie et j'ai réuni également une série de compositions mariales, des pièces pour la fête de la Dédicace, des saints Innocents, de la Purification et pour le temps de Pâques. Sachant que privilégier la beauté des mélodies et agencer harmonieusement les différentes couleurs modales est toujours au cœur de mes préoccupations !

KH : La dévotion mariale et l'accent sur la dimension humaine de Jésus ont progressivement évolué au cours du Haut Moyen Âge jusqu'à atteindre un point qu'Andreas Heinz a appelé le « printemps marial du xiiie siècle »7. Les nouveaux ordres religieux, comme les Dominicains, ont contribué à ce renouveau spirituel et à la valorisation de la Vierge Marie. Dans votre enregistrement, près de la moitié des chants sont mariaux. Parmi eux, pourquoi avoir choisi essentiellement des chants de louange tels que Regina caeli, Gaude Maria virgo, Salve regina ?

BL : En effet les manuscrits dominicains consultés pour cette recherche, notés dès la fin du xiiie siècle et au début du xive siècle, reflètent pleinement le « siècle de Marie », et cet enregistrement donne une place centrale à la Vierge, juste à côté de saint Dominique. J'ai choisi et réuni le répertoire marial en fonction de l’organisation thématique du programme : l'antienne Regina caeli du temps de Pâques précède la chanson mariale Ave Maria, j’aim tant (où une béguine pleure à la vue d'une statue du « fils de Marie, pendant laidement sur la croix »), elle-même suivie par un motet célébrant à la fois la Vierge et le sacrifice du Christ. Le répons de la fête de la Purification Gaude Maria virgo est associé à la prose Inviolata, intacta et casta es Maria (qui en reprend les derniers mots), et l'antienne Salve Regina, particulièrement importante chez les frères et sœurs dominicains – toujours chantée quotidiennement8 – vient en conclusion du CD avec un conduit invitant à chanter les louanges de Marie puis une dernière chanson mariale. La Vierge est également à l'honneur dans l'un des motets que nous interprétons : Salve virgo / Douche Dame / Cumque evigilasset Iacob. Cette polyphonie à trois voix est construite sur les premiers mots du verset du répons de la Dédicace Terribilis est locus iste, et les deux voix supérieures (l'une en latin, l'autre en langue d'oïl) implorent la miséricorde de la « douce dame », médiatrice entre le Christ et les hommes.

KH : Il y avait aussi d'autres occasions de célébrer la Vierge Marie, souvent en dehors des temps liturgiques et lors des processions. Nous savons que, notamment dans les couvents de femmes, on chantait aussi dans les langues vernaculaires pratiquées localement par les sœurs. Deux chansons mariales avec des textes français sont particulièrement intéressantes : Nous devons louer chanson et Ave Maria, j'aim tant. Pour vous, interprètes francophones, que cela signifie-t-il aujourd’hui ?

BL : Au gré de ma lecture des différents répertoires associés aux monastères dominicains, et notamment aux fondations féminines, j'ai eu le bonheur de découvrir le Rosarius, très beau recueil dans lequel figurent une vingtaine de chansons pieuses adressées à la Vierge ; ces chansons, destinées au couvent des dominicaines de Poissy (fondé par Philippe le Bel en 1297), ont en effet la particularité d'être en langue d'oïl, et non pas en latin comme le reste du répertoire que nous chantons dans cet enregistrement : avec elles nous entrouvrons les portes de l'église et pénétrons peut-être dans le cloître...

Voici deux exemples déjà cités : Regina celi en latin et Ave Maria, j’aim tant en langue d’oïl.

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Fig. 1 - Antienne Regina celi (Rosarius, xive s.), Paris, BnF, fr. 12483, fol. 223r

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Fig. 2 – Chanson Ave Maria j'aim tant, München, Bibliothek des Metropolitankapitels, Chorbuch 1 (Altenhohenau, xive s.), f. 240r

Pour tenter d'imaginer dans quel contexte les sœurs ont pu chanter ce genre de chanson, il est intéressant de se référer aux « Visites pastorales » d'Odon Rigaud, archevêque de Rouen au xiiie siècle9 : il s'agit d'un journal de voyages faits en Normandie par un prélat désireux de s'assurer de la bonne tenue des monastères qu'il visite. Il y relève les principaux manquements et désordres, à divers degrés, chez les moines et les moniales. Du mauvais entretien des livres liturgiques à la méconnaissance du latin, en passant par des affaires de mœurs ou bien d'abus de boisson, on y trouve aussi quelques très intéressantes remarques d'ordre musical : parmi celles-ci, le fait que les moniales, en certaines occasions festives (notamment la fête des Innocents), se permettent de chanter dans l'église ou dans le cloître, des conduits, des motets et des « cantilènes » en langue vernaculaire. À l'exemple de ces moniales normandes, l'introduction de quelques chansons du Rosarius dans ce programme est apparue tout à fait appropriée ! La langue d'oïl nous est bien sûr très naturelle en tant que chanteuses de langue française, et ces chansons pieuses évoluent dans le même cadre modal que celui du plain-chant ; c'est un plaisir pour nous d'aborder, même brièvement, l'univers de la « chanson ».

KH : Lorsque vous collaborez avec des musicologues, des philologues ou des historiens, comment cela se passe-t-il ? Vous concentrez-vous sur le choix du répertoire ou sur la transcription des mélodies et des textes ? Abordez-vous également avec eux des questions de performance ou considérez-vous que cela appartienne au domaine des interprètes ?

BL : Pour ce qui est du choix du répertoire, je le fais la plupart du temps seule. Mais je collabore régulièrement avec des musicologues pour la recherche des sources et pour des questions d'ordre liturgique ou parfois paléographique, cela dépend du répertoire abordé. Pour Discantus, j'ai la chance de collaborer régulièrement avec Marie-Noël Colette depuis la création du groupe, et nous avons travaillé ensemble sur une moitié de nos programmes. Nous réfléchissons et échangeons sur la cohérence thématique, l'originalité de certaines compositions, la spécificité de certains textes liturgiques ; c'est toujours extrêmement stimulant ! Nous avons aussi travaillé avec Susan Rankin pour un programme autour du tropaire de Winchester, puis ponctuellement avec Isabelle Ragnard, Jean-Yves Haimoz ou, plus récemment, nous avons échangé avec Eleanor Giraud et Anne-Zoé Rillon-Marne pour le programme dominicain. L'énorme différence par rapport au début de ma carrière est la facilité d'accès aux sources grâce à la digitalisation des manuscrits, et l'aide précieuse que nous apportent les bases de données spécialisées comme CANTUS ou MMMO. Ensuite, lorsque j'ai réuni le répertoire, je réalise les transcriptions musicales (quelquefois avec Marie-Noël Colette selon le type de notation), sauf lorsqu'il nous est possible de chanter directement sur les facsimilés des manuscrits.

Pour l'aspect philologique, je consulte également toujours des latinistes comme Jean-Christophe Jolivet et des romanistes, comme Geneviève Lobrichon, et ce sont généralement eux qui font les traductions pour les livrets. Avec mon autre ensemble Alla francesca nous avons d’ailleurs participé au colloque « Philologie et Musicologie » en 2017, à Saint-Guilhem-le-Désert, avec notre programme Variations amoureuses ; cette fois, nous avions collaboré avec Marie-Geneviève Grossel et Anne Ibos-Augé.

Pour revenir à votre question sur la performance : non, il est très rare que nous abordions les questions d'interprétation avec les musicologues et les philologues. Nous l'avons fait ponctuellement avec Marie-Noël Colette pour des questions précises de sémiologie grégorienne, ou avec Jean-Yves Haymoz lorsque nous avons travaillé sur le répertoire du xve siècle (autour de l'œuvre sacrée de Gilles Binchois), mais c'était dans le cadre de résidences, ce qui est malheureusement très peu fréquent. En revanche, nous échangeons beaucoup entre nous durant les répétitions, ce qui est très précieux pour la cohérence de l'ensemble.

KH : Comment choisissez-vous le déroulement d’un programme comme celui-ci : plutôt par thème ou bien suivez-vous des critères musicaux, les mélodies, les modes, les ambitus ?

BL : Pour ce programme, comme je l'ai dit précédemment, j'avais déjà quelques groupes de pièces constitués selon une thématique textuelle. Ensuite il me restait à trouver le meilleur agencement pour avoir un bon équilibre entre les différents caractères des compositions, entre les différents modes mélodiques, entre monodie et polyphonie, entre rythme libre ou mesuré. J'aime bien organiser le répertoire par sections à l'intérieur desquelles nous pouvons enchaîner les pièces sans faire de rupture entre elles. Mais en réalité, ce choix n'est pas immuable, et l'ordre que nous avons fini par adopter pour les concerts en public n'est pas tout à fait le même que celui de l'enregistrement.

KH : Une fois les chants choisis, le mode de réalisation d'un nouveau programme est-il plutôt individuel ou collaboratif ? Comment l'une ou l'autre de ces configurations peut exercer une influence sur la créativité et le processus de création ?

BL : Un nouveau programme se construit aussi bien sûr par rapport à l'équipe de chanteuses qui forment l'ensemble. En préparant l'agencement des pièces, j'ai déjà en tête la répartition des parties solistes entre les différentes interprètes en fonction de leur tessiture et de leur “personnalité” vocale. La répartition dépend à chaque fois de la configuration concrète du groupe, qui peut varier en fonction de la disponibilité des chanteuses : nous l'expérimentons ensemble et les choix sont ensuite “validés” par nous toutes après les premières répétitions, parfois même après les premiers concerts. Chaque chanteuse s'approprie ses parties en solo, et les questions de phrasé et de rythme sur les parties en tutti ou en petits groupes constituent un véritable travail en commun.

Les meilleures circonstances pour le processus de création d'un nouveau programme sont celles des résidences artistiques que nous avons parfois pu effectuer, avec grand bonheur : à l'abbaye de Noirlac pour notre programme Santa Maria autour des Cantigas d’Alphonse le Sage, au centre Voce de Pigna (Corse), pour notre drame liturgique Quem quaeritis et à la chapelle de Ronchamp pour l’Argument de beauté autour de l’œuvre sacrée de Gilles Binchois (Festival Musique et Mémoire). Malheureusement ce sont bien souvent des raisons économiques qui nous contraignent à planifier des répétitions très concentrées et, de ce fait, je dois préparer les partitions et le déroulé de chaque programme le plus précisément possible au préalable.

KH : En général, l’ordre Dominicain est peu connu pour sa production de chants polyphoniques10. Sur ce CD, vous incluez cinq chants polyphoniques, proviennent-ils de sources récemment découvertes ?

BL : Il n'existe en effet aucun recueil complet de polyphonies transmises par les Dominicains. C’est Eleanor Giraud qui m’a mise sur la piste de l’organum Alleluia Felix ex fructu11. Kenneth Levy12 en avait publié le facsimilé (folio isolé provenant d'un manuscrit dominicain), ce qui m'a permis d'en réaliser la transcription. Deux autres motets, Dominator Domine / Ecce ministerium / [Domino] et Salve virgo / Douche Dame / [Cumque evigilasset Jacob] proviennent d’un fragment de manuscrit du monastère dominicain de Wimpfen13. Le troisième motet Chorus innocentium / In Bethleem Herodes / [In Bethleem] se trouve dans une liste de compositions citées en exemple par le dominicain Jérôme de Moravie dans son chapitre sur la musica mensurabilis14. Et la dernière polyphonie de notre enregistrement est le conduit Ad laudes Marie cantemus venant d’un processionnal des sœurs dominicaines du sud de l’Allemagne15. J'aime aussi proposer parfois un contrepoint, ce que j'ai fait ici sur l’hymne Ymnum nove leticie avec un accompagnement aux cloches (un vers sur deux est en polyphonie).

KH : En tant qu'artiste, comment imaginez-vous l’usage des chants au sein d'une communauté de sœurs dominicaines au xive siècle ? Étaient-ils destinés à la liturgie ou plutôt complémentaires aux offices et associés à des pratiques de dévotion privée, c'est-à-dire en dehors de l'église, tout en restant dans les limites de l'espace conventuel ?

BL : Les chants étaient très certainement destinés à la fois à la liturgie et à la dévotion privée. Cependant, j'avoue ne pas avoir orienté ma recherche dans cette direction, car nous ne cherchons pas nous-même à reconstituer à l'identique la liturgie des moniales dominicaines, mais simplement à redonner vie à leur répertoire et à le faire entendre à l'occasion de concerts.

KH : Lorsque vous présentez des programmes de plain-chant avec votre ensemble féminin Discantus, cherchez-vous à reconstituer les programmes dans des espaces sacrés ? Pour ce qui est du chant dominicain, avez-vous déjà présenté ce programme dans une église dominicaine ? Et comment cette expérience vous a-t-elle affectées, en tant qu'interprètes ?

BL : Discantus interprète depuis ses débuts la musique sacrée majoritairement dans des espaces sacrés, avec des qualités acoustiques qui nous semblent appropriées à ces répertoires. Ce programme a été créé en 2016 au Couvent des Jacobins pour le Festival de Toulouse et cela a été un immense plaisir que de le chanter dans cette magnifique église. Mais, à notre grand regret, nous n’avons pas pu le redonner dans d’autres églises dominicaines.

Pour moi, c’est un grand privilège de pouvoir chanter dans des espaces architecturaux très variés, des espaces dont l’acoustique convient merveilleusement à nos chants. Même si nous ne reconstituons pas la liturgie, la spiritualité d’un lieu sacré sublime le répertoire. Et la musique peut aussi mettre en valeur le lieu, par exemple à l'occasion de processions chantées, ou bien en jouant sur plusieurs plans spatiaux pour des chants antiphonés. Chanter en explorant l'espace et valorisant l'acoustique est toujours intéressant pour nous, et ajoute un élément de surprise toujours bien accueilli par le public.

KH : Que pensez-vous de l'originalité et de l'innovation par rapport à l'intemporalité ? Que jugez-vous plus important : être dans la continuité de tradition(s) ou créer une “musique actuelle” ?

BL : Si l'on parle de tradition et d'innovation, j'aimerais préciser encore une chose concernant Discantus, car on nous demande souvent : « faites-vous partie d’une communauté ? » Nous ne sommes pas des moniales mais bien des laïques, et nous nous consacrons avec passion à l'interprétation du répertoire sacré médiéval depuis ses premiers témoignages, répertoire qui constitue notre patrimoine musical (français et européen). Ce travail de “re-création” se fait dans une optique historique et non pas confessionnelle, dans la volonté de faire revivre cette richesse patrimoniale et de la faire découvrir au public d'aujourd'hui. Nous essayons de retisser des liens avec le passé en revenant aux sources de la musique occidentale. Notre recherche de fluidité, de legato et de souplesse dans la ligne vocale, les nombreuses thématiques que nous abordons dans nos différents programmes, toujours à partir des sources manuscrites, l'apport de la sonorité des cloches que nous aimons intégrer à nos concerts : tout cela repose sur des choix artistiques de musiciennes du xxie siècle, et constitue notre signature, dans la simple volonté de rester au service de ces musiques et les faire aimer.

J’ai découvert le répertoire médiéval (sacré et profane) quand j’étais très jeune, et je remercie la bonne étoile qui m'y a menée ! Sans savoir tout de suite que j'en ferai mon métier, j’ai eu le désir de le faire connaître, de mettre en valeur sa beauté, sa diversité, sans chercher à tout prix ce qui pouvait être novateur dans notre interprétation, mais plutôt ce qui lui rendait le meilleur hommage. “Animer” ces musiques [dans le sens de ‘faire passer un souffle de vie’ ; KH], oui, et cela avec toujours beaucoup de sincérité. Mais le concept d’innovation me fait penser à des phénomènes de mode qui peuvent si vite dériver...

KH : Dans votre travail, en quoi la recherche artistique se différencie-t-elle de la recherche musicologique ? Vous arrive-t-il de naviguer entre des répertoires et des techniques historiquement informés et ceux qui sont davantage oraux ou improvisés ? Si vous utilisez des techniques ou des répertoires oralement transmis, pour quelles raisons et comment l'expliquez-vous aux musiciens et auditeurs ?

BL : De mon point de vue, la recherche artistique est absolument liée à la recherche musicologique réalisée en amont, puisque tout dépend de la lecture et de l'interprétation des sources manuscrites. Je suis musicienne avant tout et je me suis tournée très tôt vers la musicologie pour travailler sur les répertoires médiévaux : constatant que seule une partie infime du répertoire médiéval avait fait l'objet d'éditions, j'ai réalisé que le seul chemin pour y accéder était d'aller vers les sources (et cela reste toujours le cas), donc que je devais me former à la paléographie musicale. Et je me suis prise de passion pour cet aspect paléographique ! Quand j’ai découvert les notations neumatiques, grâce à Marie-Noël Colette, j’ai été complètement fascinée par l'ingéniosité des notateurs qui ont su transcrire avec autant de précision l'organisation des sons musicaux sur un parchemin. Et je le suis toujours ! Puis, naturellement, en pratiquant à la fois les répertoires sacrés et profanes, j’ai travaillé sur l’évolution de la notation au fil des siècles, et conséquemment, je me suis intéressée à la naissance et à l'évolution du discours polyphonique, grâce aux principaux traités depuis Musica Enchiriadis, Micrologus de Gui d'Arezzo jusqu'aux grands théoriciens des xiiie et xive siècles.

Pour ce qui est de l'improvisation, ce n'est pas du tout une spécialité pour Discantus ! Il y a déjà tellement de subtilité mélodique et rythmique dans l’ornementation des chants qui nous sont parvenus grâce aux notations neumatiques (et toutes les familles de notations qui en sont issues), que je n’ai pas eu l'envie ni ressenti la nécessité d’aller vers ce type de pratique. Ce n'est pas un désintérêt, bien au contraire ; il m'est arrivé de travailler sur les improvisations en polyphonie, sur les organa de l'École Notre-Dame notamment, ce qui était très enthousiasmant, mais cela demande un investissement complet et une régularité de pratique qui était trop difficile à organiser dans le cadre du travail de l'ensemble.

En revanche, avec Alla francesca, nous sommes souvent amenés à improviser, particulièrement pour le versant instrumental du répertoire : dans nos deux CD Méditerranée et Trobar, le flûtiste Pierre Hamon et le percussionniste Carlo Rizzo ont par exemple réalisé de très belles danses instrumentales improvisées, construites sur des mélodies de troubadours (pour lesquels on n'a gardé aucune trace d'un répertoire purement instrumental). Pour ma part, jouant de la harpe, j'ai souvent travaillé à la réalisation de l’accompagnement instrumental des chansons de troubadours et de trouvères : rien n'étant écrit dans les manuscrits, si l'on désire accompagner le chant, il ne peut s'agir que d'improvisation, et la connaissance du répertoire grégorien et de la modalité sont de solides atouts. Avec les musiciens d'Alla francesca nous avons très tôt cherché à nous tourner vers l'écoute des musiques traditionnelles, qu'elles soient liturgiques ou profanes, occidentales ou orientales, elles sont tellement riches d'enseignement pour se plonger dans l'univers de la modalité ! Il est totalement passionnant de pouvoir découvrir aujourd'hui tant de différentes techniques instrumentales et vocales utilisées par des musiciens de tous horizons...

Quant à la discussion avec le public à propos de ce processus de “re-création”, il est assez rare que nous en ayons l'occasion. Souvent, à la fin d’un concert, nous avons un temps d'échange et pouvons répondre à quelques questions, mais cela ne peut pas être très développé. En revanche, il arrive que des échanges soit prévu par certains organisateurs, soit sous forme d'une conférence introductive, soit lors de concerts-rencontre, comme en organise le Musée de Cluny à Paris : nous présentons au public le répertoire que nous interprétons, et nous répondons aux questions qui nous sont posées. Nous pouvons alors situer ces musiques dans le temps, commenter les principaux genres de composition, aborder la question de la notation musicale (précision de la hauteur des sons, rythme), de l'accompagnement instrumental pour la musique profane (technique d'accompagnement à partir de bourdons, d'ornementation improvisée), présenter les différents instruments que nous jouons, en soulignant l'intérêt de l'iconographie pour leur reconstitution aujourd'hui par les luthiers (sculptures, peintures, vitraux, enluminures), et tant d'autres interrogations ... Mais nous nous sommes bien éloignées du chant dominicain !

Notes

1 « Rattachée prioritairement au domaine des arts dans une perspective esthétique, la performance comme concept finit par échapper à son acception d’origine pour exprimer des actions relevant des champs culturel et sociologique », Josette Féral, « De la performance à la performativité », Communications, 92/1 (2013), p. 205-218. Concernant les « performance studies » voir Richard Schechner, Performance Studies: An Introduction, London-New York, Routledge, 2002.

2 Kristin Hoefener, « Women writing for the liturgy: manuscripts from the Jesus Convent in Aveiro (1476-1529) », Culture and music in the Iberian Peninsula (c. 1100-c.1650) / Cultura y música en la península ibérica (c.1100-c.1650), éd. Eva Esteve, John Griffith, Francisco Rodilla, Kassel, Reichenberger, 2023, p. 82-96 (sous presse) et Ead., « Salve regina in late medieval Dominican communities », Marian Devotion in the Late Middle Ages: Image and Performance, éd. Andrea-Bianka Znorovszky et Gerhard Jaritz, Milton Park, Routledge, 2022, p. 106-125. L'interview a été réalisée dans le cadre du projet RESALVE: 'The Revival of Salve Regina. Medieval Marian chants from Aveiro: musical sources, gender-specific context, and performance', financé par le programme Horizon 2020 de la commission européenne (Grand Agreement n° 101038090).

3 L’entretien avec Marcel Pérès sera publié séparément dans cette revue.

4 William A. Hinnebusch, The History of the Dominican Order, vol. 1, New York, Alba House, 1965, p. 263.

5 Hoefener, « Salve regina in late medieval Dominican communities », p. 107-108; Claire T. Jones, Ruling the Spirit, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2018, p. 17.

6 Le CD est sorti en 2018 chez Bayard Musique : 308 556.2. Une partie des notes en bas de page ont été ajouté par Kristin Hoefener, ainsi que les exemples musicaux.

7 Andreas Heinz, Christus- und Marienlob in Liturgie und Volksgebet, Trier, Paulinus, 2010, p. 114-115. Le développement initial de la vénération mariale a commencé à partir du cinquième siècle dans l'Occident latin, suivi par l'instauration de quatre fêtes mariales : Annonciation (25 mars), Assomption (15 août), Nativité (8 décembre) et Purification (2 février), remplaçant l'ancienne fête du 1er janvier. Voir aussi Éric Palazzo et Ann-Katrin Johansson, « Jalons liturgiques pour une histoire du culte de la vierge dans l’Occident latin », marie. Le Culte de la Vierge dans la Société Médiévale, éd. Dominique Iogna-Prat, Eric Palazzo et Daniel Russo, Paris, Beauchesne, 1996, p. 15-19.

8 Voir Hoefener, « Salve regina in late medieval Dominican communities », p. 111-112.

9 Pierre Aubry, La musique et les musiciens d'église en Normandie au xiiie siècle, d'après le Journal des visites pastorales d'Odon Rigaud, Paris, Champion, 1906.

10 Christian T. Leitmeir, « Dominicans and Polyphony : Re-Appraisal of a Strained Relationship », Making and Breaking the Rules : Discussions, Implementation and Consequences of Dominican Legislation, éd. Cornelia Linde, Oxford, Oxford University Press, 2018, p. 59-88.

11 Città del Vaticano, BAV, Vat. lat. 14179.

12 Kenneth Levy, « A Dominican Organum Duplum », Journal of the American Musicological Society, 27, 1974, p. 190.

13 Darmstadt, Universitäts- und Landesbibliothek, 3471.

14 Christian Meyer et Guy Lobrichon, Hieronimi de Moravia Tractatus de musica, Turnhout, Brepols, 2012.

15 Genève, Bibliothèque de Genève, lat. 155.

Pour citer ce document

Par Kristin Hoefener, «Entretien sur le chant dominicain féminin avec Brigitte Lesne (Ensemble Discantus)», Textus & Musica [En ligne], Les numéros, 6 | 2022 - Varia, Notes, mis à jour le : 29/10/2024, URL : https://textus-et-musica.edel.univ-poitiers.fr:443/textus-et-musica/index.php?id=2625.

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